Des triangles. Des pages entières remplies de triangles, des petits, des grands, de variations géométriques, d’esquisses au trait déterminé et inspiré. Quand ses copains du township d’Ipopeng, à Kimberley, la plus grande ville de la province du Northern Cape où il a grandi, échangeaient dans la rue des passes virtuoses au ballon, Thebe Magugu dessinait sur ses cahiers.
Iris, sa maman et confidente, sa première supportrice, est aussi sa première inspiratrice, tant l’ingéniosité de cette mère célibataire d’un milieu modeste à dénicher des vêtements de seconde main et à les réinventer l’a toujours émerveillé. Avec elle, il regardait Fashion TV. C’est elle qui lui a fait comprendre que le vêtement pouvait aussi être synonyme de fierté, de dignité.
De confiance en soi et d’émancipation. Employée dans une ONG qui vient en aide aux familles monoparentales dans les quartiers populaires, Iris n’a cessé de croire en son fils unique. À Kimberley, où le taux de chômage des jeunes comme dans toute l’Afrique du Sud est un fléau endémique et touche 30 % d’entre eux, elle a encouragé ses rêves.
« Je l’ai toujours entendue me dire « You must go ahead ! » (Tu dois aller de l’avant !, ndlr), raconte le créateur de 26 ans. Ma mère s’est sacrifiée pour moi, pour que je puisse suivre ma scolarité dans des écoles privées, puis tenter la Lisof School of Fashion of Johannesburg, où j’ai étudié le design, la mode et la photographie. Sans elle, sans son soutien et sa confiance inébranlables, je n’en serais pas là. «
Je sais d’où je viens, d’où vient mon pays, ce que ma génération doit à ces femmes qui se sont levées contre l’apartheid quelle qu’ait été leur couleur.
Une muse maternelle qui a insufflé, dans l’imagination de ce jeune homme timide et posé, une élégance sobre mais aussi des couleurs éclatantes, des mix and match d’étoffes. De la modernité et un certain classicisme. Autant de caractéristiques qui en font une étoile montante de la mode. Le Bon Marché Rive Gauche, d’ailleurs, a été séduit et l’accompagne dans un projet d’envergure pour 2021 comme un parrain bienveillant charmé par son humilité désarmante.
Au-delà des lignes épurées et sensuelles, ce qui frappe c’est aussi ce que célèbrent les créations de ce Sud-Africain né dans la nation arc-en-ciel de Mandela. Elles rendent hommage au combat des femmes des années 50, Noires, Métisses et Blanches, qui défendaient leurs droits contre les diktats discriminatoires et racistes du régime. Comme ces militantes non-violentes antiségrégationnistes des Black Sash, dans la province du Cap, qui se ceignaient le buste en diagonale d’une écharpe noire. Elles se sont battues pour que les Non-Blanches des zones rurales aient droit à l’héritage et à la propriété des terres.
Ce n’est pas seulement moi qui pénètre, grâce à ce prix, dans certains cercles : c’est aussi cette jeunesse du continent dont on méconnaît encore talent et savoir-faire.
Une cause soutenue par sa grand-mère et sa mère, engagée dans des associations d’aide aux femmes des townships, qui lui racontaient comment son grand-père avait été passé à tabac par des policiers blancs. « Je sais d’où je viens, d’où vient mon pays, ce que ma génération doit à ces femmes qui se sont levées contre l’apartheid quelle qu’ait été leur couleur », explique Thebe Magugu. « J’ai grandi à la fois avec la lutte contre l’apartheid et MTV, entre notre histoire, nos traditions et la modernité. Ma réalité est un mix de tout cela. L’ADN de l’Afrique contemporaine c’est aussi cela ! Je vis dans un monde globalisé, j’ai pour modèle le noir et le blanc. Je veux que ma marque soit un refuge pour tou·tes, quelle que soit son origine, c’est pour cela que je tiens à ce que mes vêtements soient montrés et portés par des femmes de toutes couleurs de peau, noires, métisses ou blanches ».
D’ailleurs, quand à l’automne 2019 il a reçu le Prix LVMH, il portait un top issu de sa collection où étaient apposés deux visages de femmes, l’une Noire, l’autre Blanche, dessinés par sa compatriote, l’illustratrice Phathu Nembilwi.
Dans l’espace de coworking qu’il partage avec deux designers sud-africains, dans un immeuble industriel de Fordsburg, quartier populaire indien et pakistanais de Johannesburg, il est à sa table de travail, concentré et silencieux comme il devait l’être vingt ans plus tôt dans le petit appartement familial du township de Kimberley.
Il a délaissé le studio qu’il occupe avec des peintres, créateurs, photographes, dans un quartier en voie de « gentrification », en réfection pour quelques semaines. Pour parler de lui, Thebe Magugu commence toujours par parler des autres. Comme si sa mise en lumière internationale n’avait de sens que si elle révélait l’émergence d’une génération d’artistes sud-africains et au-delà, de tout le continent.
“Mon parcours doit servir à ce que d’autres jeunes Africains se disent : moi aussi je peux le faire, qu’importe le pays, le milieu d’où l’on vient. Je veux renvoyer l’ascenseur.”
« J’étais convaincu que les gens de la planète mode en Occident ne regardaient pas vraiment et ne reconnaissaient pas les talents venus d’Afrique ou d’Amérique du Sud. Je ne m’attendais à rien en me présentant, je suis arrivé dans le showroom de LVMH avec ma valise cassée, intimidé et maladroit face au jury, confie-t-il en souriant. Je me suis dit que je ne serais jamais retenu. J’étais pourtant dans le top 8 des finalistes… Ce n’est pas seulement moi qui pénètre, grâce à ce prix, dans certains cercles : c’est aussi cette jeunesse du continent dont on méconnaît encore talent et savoir-faire. Je suis heureux pour moi, bien sûr, car c’est un formidable encouragement, ému d’avoir été choisi par des “grands” du luxe, mais je suis aussi heureux de la portée symbolique de ce choix. Mon parcours doit servir à ce que d’autres jeunes Africains se disent : moi aussi je peux le faire, qu’importe le pays, le milieu d’où l’on vient. Je veux renvoyer l’ascenseur ».
Porter "physiquement" quelque chose de l’Afrique
Renvoyer l’ascenseur. Et faire sa part dans la construction d’un continent où l’énergie et la créativité se heurtent à d’innombrables obstacles économiques, c’est, dit-il, la possibilité concrète que les 300 000 € dont est doté le Prix LVMH pour développer sa marque, lui offrent : « Il y a tant à faire, tant de problèmes à régler en termes de production, logistique et distribution mais je reste positif. Cette somme va me permettre d’investir dans un nouveau studio, d’employer des gens, de faire travailler des artisans locaux, d’imaginer de développer les moyens de production et de distribution, qui, à leur tour, vont créer de l’emploi ».
Le mentoring offert pendant un an et l’apport financier considérable ne lui ont pas tourné la tête. S’il sort parfois en fin de semaine, avec son meilleur ami Rich Mnisi, autre créateur prometteur, c’est dans un bar aux allures de lounge new-yorkais avec patio fleuri entouré de briques, dans le quartier de Braamfontein. Casanier, il aime dessiner chez lui « en écoutant Coldplay » ou du Kwaito, une house au tempo lent née au début des années 90 à Joburg.
Quand il en sort, c’est pour aller à son studio et aux vernissages de la BKhz Gallery de son ami Banele Khoza, peintre qui réalise des œuvres oniriques en rose et bleu, et promeut d’autres artistes sud-africains. Il aime aussi flâner à Maboneng, vieux quartier industriel où bat le cœur de la création artistique de l’Afrique du Sud 3.0.
Quittera-t-il son pays maintenant que les portes de la planète mode lui ont été ouvertes ? « Non ! » Sa réponse fuse dans un souffle. « C’est d’ici que je veux faire changer les clichés sur l’Afrique, changer le regard sur les Africains et la mode africaine. J’ai toujours été ancré dans la réalité, je ne vais pas changer. Je veux créer en Afrique, avec des matières premières venues de ce continent. Je veux que les gens se disent “Je porte ‘physiquement’ quelque chose de l’Afrique” en arborant ma marque. Ma base est ici. C’est un honneur de rendre à ma communauté ce qu’elle m’a donné, notamment aux femmes ».
Ses collections rendent aussi hommage aux luttes féministes actuelles, petites-filles des héroïnes de l’anti-apartheid qui dénoncent et combattent les violences domestiques, les viols et l’exploitation des femmes. Sans posture, ce designer, qui admire la sobriété puissante de Phoebe Philo, veut croire que la mode « peut être un vecteur de messages et de combats féministes et humanistes », et les robes portées comme des étendards, « parce qu’ici, en Afrique du Sud, toute création est politique ! ». Voire organique. C’est ainsi qu’il utilise parfois la boue qui sert d’onguent médicinal aux guérisseurs pour teindre des tissus.
Enfant des bouleversements climatiques et économiques, inquiet des dérives de la mondialisation, Thebe Magugu mise sur l’éthique et le développement durable. « Je n’ai pas à me forcer, j’ai été élevé dans cet esprit par ma mère », souligne-t-il. Elle allait au marché dénicher de belles pièces et les réinventait. « Même avec peu d’argent, disait-elle, on peut être créatif !” »
Le recyclage n’est pas une découverte pour moi. Le circuit court non plus ! Je me fournis en tissus dans une usine du Cap. Je puise aussi dans des stocks de vêtements de seconde main qui viennent d’Europe et des États-Unis, revendus ici à Johannesburg ». Éthique jusqu’aux finitions, sur certaines créations, il a fait installer une puce pour retracer les personnes qui les ont coupées, taillées et assemblées.
En le voyant discuter avec son tailleur Maxwell Banda, penchés sur une pièce de tissu dans cet atelier baigné de lumière, on remarque sur le visage du jeune homme timide, tendu de concentration, une impressionnante maturité. Thebe Magugu, designer engagé, n’a pas fini de faire parler de lui.
Source: Lire L’Article Complet