Pour protéger l’environnement, il faut réapprendre à l’observer et à le nommer. L’historien, auteur du Détail du monde, l’art perdu de la description de la nature (1), nous suggère de renouer avec un langage oublié.

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Madame Figaro. – Quel est cet «art perdu» dont vous parlez ?
Romain Bertrand.-
Entre la fin du XVIIIe et la fin du XIXe siècle, une manière de décrire les paysages et les êtres naturels s’est effritée. Cela passe d’abord par la perte d’un lexique très présent chez des auteurs comme Bernardin de Saint-Pierre, Goethe, Rousseau, Humboldt ou encore Alfred Russel Wallace, le naturaliste coauteur de la théorie de l’évolution. Un vocabulaire technique, qui sert à décrire tel insecte doté de trois ocelles sur ses élytres, ou les milliers de nuances de couleur d’une forêt, d’une montagne, d’un océan, ou encore les formes et les mouvements de la nature.

Nous avons aussi perdu, dans l’écriture, l’art d’un certain rythme que l’on retrouve dans le phrasé de Goethe, par exemple. Dans l’un de ses carnets, il essaie de décrire l’orage qui s’abat sur lui alors qu’il traverse à pied le col du Saint-Gothard, dans les Alpes. Lui, censé être le meilleur poète d’Europe, n’arrive pas à faire de phrases qui traduisent le rythme de l’orage, le chassé-croisé d’ombres et de lumière, le bruit… Il écrit donc «tonnerre, éclair, tintement des cloches du mulet…» Il abdique la syntaxe au profit de la parataxe, c’est-à-dire qu’il omet les termes de liaison. Ce n’est pas de la folie, mais une manière d’indiquer que le paysage est au-delà des mots.

De quoi la perte de ce langage est-elle le symptôme ?
De l’abandon progressif d’un certain rapport à la nature, qui reposait sur l’impératif d’une description très minutieuse des êtres vivants et des paysages naturels. Décrire et écrire, par définition, impliquent de prendre du temps pour observer, chercher le mot juste… En contemplant ainsi la nature, on tisse un lien affectif avec elle. Pour les naturalistes des XVIIIe et XIXe siècles, c’était là une manière, en prenant souci du monde, de commencer à en prendre soin.

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Certains, comme Rousseau, prétendent vouloir décrire une prairie par un brin. N’est-ce pas là une entreprise vaine ?
Ils sont parfaitement conscients que c’est impossible. Humboldt écrit par exemple qu’il a «l’idée folle» de décrire le monde dans ses moindres détails, du lichen aux galaxies. Mais c’est un horizon de perfection, un idéal. Le temps passé à décrire la nature est un temps passé avec elle. Observer longuement un arbre rend sa présence bien plus sensible, plus importante.

Ensuite, en essayant de décrire l’environnement, ces naturalistes capturent déjà des choses. Dans les descriptions de la jungle de Humboldt, comme dans celles des fleurs par Goethe ou des insectes par Bernardin de Saint-Pierre, il y a une richesse littéraire presque inimaginable aujourd’hui. Ces auteurs sont ce qu’on appelle des honnêtes hommes, ils ont reçu la bonne éducation européenne de l’époque, qui ne sépare jamais l’étude des sciences de celles des lettres. Humboldt part en expédition avec 50 caisses d’instruments, mesure absolument tout, du ton du ciel à l’hygrométrie en passant par la hauteur des montagnes. Mais il a aussi besoin de la littérature. Pour écrire ce que ces auteurs ont écrit, il faut maîtriser les arts et les sciences, détenir le savoir du botaniste et du zoologiste, mais aussi les moyens du peintre et du poète.

Ces grands naturalistes étaient aussi de redoutables chasseurs…
C’est la dimension pathologique du souci de la description. Ces écrivains ont tous tué, capturé, chassé. Darwin et Wallace sont deux des plus grands naturalistes de l’Histoire – capables de nous émouvoir par des descriptions très belles et très justes -, mais aussi des collecteurs fous. Ils ont tué et amassé des milliers de coquillages, d’oiseaux, de scarabées, de papillons, voire d’orangs-outans chez Wallace.

Il y a des exemples extrêmes, comme le peintre Jean-Jacques Audubon, dont tout le monde disait qu’il peignait la vie des oiseaux prise sur le vif. Il passait pour un précurseur de la protection de l’environnement. En réalité, il tuait des flamants roses qu’il clouait à une planche et peignait à partir de leurs cadavres. Comme Albert Ier de Monaco, qui tirait plus de 10.000 cartouches par an, abattait des dizaines de pièces de gibier, de la sarcelle au bison. Dans un de ses livres, il décrit longuement, dans un texte magnifique, des oiseaux qui survolent les falaises ocre du Maroc, avant de raconter qu’il en a abattu 80…

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La description est-elle dissociable de la destruction ?
Certains auteurs avancent que, avant même d’éviscérer, de percer, d’entailler, la description de la nature repose sur le savoir des surfaces. Henry Walter Bates, par exemple, observe des papillons en Amazonie pendant des années. Et il se rend compte que certaines espèces inoffensives se sont adaptées pour arborer les mêmes motifs que d’autres espèces, venimeuses, pour se protéger des prédateurs. Il découvre en fait une loi de l’évolution – la loi des divergences adaptatives -, simplement en observant les ailes des papillons.

En réalité, plus on regarde la nature en surface, moins on a envie de l’entailler, de l’éviscérer. Mais cette étape d’observation est indissociable de l’écriture. L’homme s’attache au monde par les mots, par le langage, c’est ainsi. Et quand il ne met pas de mot sur les choses, alors elles n’existent pas vraiment.

« L’homme est là parmi les choses, pas avant elles ni plus grand qu’elles »

Ya-t-il un lien avec notre rapport contemporain à la nature ?
Il est exactement le même : on aime la nature, mais on la fait souffrir. Nous aimons les fleurs des champs, mais les ramassons pour en faire des bouquets qui flétriront en 24 heures. Nous adorons les insectes, mais laissons nos enfants capturer des papillons. Nous pleurons devant le destin des ours polaires ou du dernier tigre de Sumatra, mais surconsommons du plastique et des énergies fossiles. C’est un rapport assez névrotique à la nature. Des personnes comme Audubon ou Albert Ier de Monaco ne font que nous le montrer de façon exacerbée.

Le Détail du monde, l’art perdu de la description de la nature, de Romain Bertrand, Éditions Seuil, 288 pages, 22 €.

Vers quoi le langage peut-il alors nous mener ?
Vers ce que Rainer Maria Rilke formulait ainsi : «L’homme, une chose parmi les choses.» Ce qui intéresse les naturalistes du XVIIIe et du XIXe siècle, ce n’est pas de décrire les sentiments que provoque en eux la nature, comme le font les romantiques. C’est de tout décrire à la même hauteur de ton. Le Voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent, de Humboldt, en Amazonie, en est l’exemple typique. Il avance dans la jungle et décrit tout, arbres, plantes, Amérindiens ou perroquets aras avec la même somme de détails. L’homme est là parmi les choses, pas avant elles ni plus grand qu’elles. Et c’est bien de cela dont on parle aujourd’hui : de la nécessité de nous rappeler qu’aucun être ne compte plus qu’un autre.

Les ouvrages de Humboldt, Wallace ou de Goethe ont une résonance philosophique particulière de nos jours, alors que nous traversons une crise écologique majeure. Et tous ces auteurs ne cherchent pas à aller contre l’homme, bien au contraire. Parce qu’ils sont humanistes, ils voient dans une plus grande proximité avec la nature un chemin vers notre propre bonheur.

(1) Le Détail du monde, l’art perdu de la description de la nature, de Romain Bertrand, Éditions Seuil, 288 pages, 22 €.

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