Le confinement a rappelé à bon nombre de Français leur besoin viscéral de nature. Mais comment réapprendre la nature ? Lier à nouveau les villes aux campagnes ? À voir le succès des circuits courts et l’intérêt pour une agriculture durable et incarnée, le monde de demain se prépare dans l’assiette.
Des valises pleines et des coffres de voiture qui débordent. Le 15 mars, les Franciliens ont vu plus d’un million de leurs voisins prendre la route, direction la campagne. Pas question de vivre le confinement dans un appartement. Amélie (1) fait partie de ces ruraux temporaires. Cette manager parisienne de 25 ans a passé deux mois chez sa belle-famille, près d’Angers. D’une promenade à travers champs, elle a fait son rituel quotidien.
«Je marche seule, une étendue plate à perte de vue, aucun bruit pour interrompre le flot de mes pensées, raconte-t-elle. Il y a quelque chose de très contemplatif.» Des heures hors du temps dont la jeune femme voit très vite les bienfaits. Moins de cigarettes, de stress et de téléphone portable. «Je savais déjà que je n’aimais pas Paris, mais la question se pose de plus en plus : quand est-ce que je m’en vais ?» D’autres ont déjà répondu : «Tout de suite !»
Exode urbain
Depuis mars, les professionnels de l’immobilier ont vu le nombre de demandes de maisons à la campagne grimper en flèche. S’il est dopé par la pandémie, le phénomène n’est pas nouveau. «16 millions de Français vivent dans une maison avec jardin, contre 12 millions en appartement, rappelle le sociologue Jean Viard, spécialiste des liens entre villes et campagnes, notamment auteur du Sacre de la terre (2). Depuis trente ans, on construit en périphérie des villes et on rachète des fermes à des paysans.» Et la découverte massive du télétravail pourrait bien accélérer la tendance. Car c’est désormais une certitude : plus de 5 millions de personnes peuvent travailler de n’importe où. Et 60 % d’entre eux souhaitent continuer, d’après un sondage mené en avril par Deskeo.
Avec la séparation des lieux de vie et d’activité, l’avenir signera-t-il la fin de la toute-puissance des villes ? Beaucoup en sont convaincus, comme l’architecte néerlandais Rem Koolhaas. Depuis New York Délire, le livre qui l’a rendu célèbre en 1978, ce lauréat du Pritzker Prize, le Nobel de l’architecture, s’est passionné pour les mégapoles et leur chaos. Avant de prendre un virage à 180 degrés. Le titre de son exposition au Guggenheim de New York, ouverte en février, est sans équivoque : Countryside, The Future.
Retour à la source
Les Français confinés à la campagne ont été les plus chanceux. Pour certains, la crise a été l’occasion d’une redécouverte de la nature, de son importance et de ses bienfaits.
Un futur tapi dans des souvenirs enfouis, d’après Peter Kahn. Ce psychologue américain a défini en 2002 l’amnésie environnementale générationnelle. D’après lui, chaque individu construit durant son enfance un socle de référence de ce qui est bon pour lui, mais aussi de ce qu’est le monde. Dans nos sociétés urbaines occidentales, ce socle intègre de moins en moins de nature. «Devenus adultes, nous considérons qu’être coupé de la nature, ou presque, est le degré normal du monde», explique Anne-Caroline Prévot, directrice de recherche au CNRS et au Muséum national d’histoire naturelle. Le confinement a offert aux plus chanceux le temps de se confronter, à nouveau, aux plantes et aux animaux.
De posts Instagram en articles de presse, la nature s’est fait une place dans nos esprits. Comme pour Amélie, qui, faute de sorties, a passé des heures dans le jardin, penchée sur des fleurs qu’elle ne sait nommer. Autant de moments de rencontre avec l’environnement ,assure Anne-Caroline Prévot. «Regarder un paysage, observer une plante ou écouter attentivement le chant d’un oiseau sont ce que j’appelle des expériences de nature. Si ces moments sont actifs, conscients, ils deviennent une rencontre intime, à la fois sensorielle, affective, cognitive et mémorielle. Et petit à petit, la nature réintègre le socle de référence de ce qui compte pour nous.»
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Un langage perdu
Au passage, beaucoup découvrent l’étendue de leur méconnaissance. Qui saurait décrire toutes les nuances de vert d’une forêt ? Identifier l’aigremoine ou le cirse ? «Depuis la fin du XIXe siècle, le langage utilisé pour décrire la nature s’est appauvri, explique l’historien Romain Bertrand, auteur du Détail du monde : l’art perdu de la description de la nature (3). C’est le symptôme de l’abandon d’un certain rapport à l’environnement. Pour les naturalistes du XVIIIe et du XIXe siècles, la description minutieuse de la nature était une façon de prendre souci du monde, pour ensuite en prendre soin.» Nous n’avons pas seulement oublié les mots : nous avons cessé de regarder. Et pendant ce temps, la campagne a changé de visage.
En 1988, la France comptait plus d’un million d’agriculteurs. En 2018, ils n’étaient plus que 448 500. Des fermes moins nombreuses mais plus grandes : on a rasé les haies et les arbres, créé de grandes exploitations en monoculture dopée aux engrais et aux pesticides chimiques. En plus de ravager les sols et les habitats naturels, l’agriculture intensive a peu à peu creusé le fossé entre producteurs et consommateurs. Les dernières semaines en ont encore apporté la preuve. Le ministère de l’Agriculture a autorisé la réduction des distances entre les zones d’épandage et les habitations jusqu’à la fin du confinement. Maux de tête, irritations des yeux, chiens morts intoxiqués… Un peu partout, la colère est montée chez les habitants. Et l’après-pandémie ne devrait rien apaiser. «Cette crise sanitaire, potentiellement née sur un marché, va accélérer la demande de produits sains, prédit Jean Viard. Les agriculteurs seront soumis à une forte pression sociale.»
Tout commence par l’assiette
Cela a même déjà commencé. Dans tout le pays, la vente de produits locaux s’est envolée dès le début du confinement. Dans le Nord, les équipes du Court Circuit – un site sur lequel on peut acheter des produits locaux, à récupérer dans une vingtaine de lieux chaque semaine – ont vu les commandes bondir de 700 à 2000 en une semaine. «Nous avons dû les limiter à 100 par semaine et par point de distribution», explique Jimmy Devemy, l’un des cofondateurs. Au total, deux tiers des Français, toutes catégories socioprofessionnelles confondues, affirment privilégier des produits responsables, locaux ou équitables depuis le début du confinement, selon un sondage OpinionWay pour Max Havelaar. Un engouement qui a aussi profité aux sites de livraison. Comme Bonjour Le Bon, né en décembre dernier. De février à mai, le nombre moyen de commandes mensuelles est passé de vingt à plusieurs centaines. «Les clients reviennent toutes les semaines ou tous les quinze jours, c’est bien plus que prévu», note Karine Viry, la cofondatrice du site.
Cet enthousiasme tiendra-t-il quand on dépensera à nouveau pour aller au restaurant ou au cinéma ? Oui, répondent les acteurs du secteur, à une condition : que consommateurs et producteurs apprennent à se connaître. «Si on ne sait pas comment s’appelle l’agriculteur, où il vit, comment il travaille et comment s’appelle son chien, ça ne fonctionnera pas», assure Karine Viry. Outre la boutique, le site propose des articles sur l’abattage à la ferme ou le développement de l’agriculture urbaine, mais surtout, Bonjour Le Bon utilise la technologie blockchain pour garantir la traçabilité : sur chaque produit, un QR code donne accès à toute une batterie d’informations, dont un long portrait du producteur. Car quel consommateur connaît les difficultés des agriculteurs ? Les enjeux liés à la nature du sol, aux insectes ravageurs ou à l’assèchement des nappes phréatiques ?
«Ce que nous voulons, c’est permettre aux gens de se poser les bonnes questions », explique encore Karine Viry. Un premier pas pour rendre toute leur valeur aux produits de qualité et… à la nature. «L’alimentation est une façon très pertinente de se reconnecter au vivant, car elle permet de le faire collectivement, abonde Anne-Caroline Prévot. Une alimentation saine est comme une bonne santé : cela parle à tout le monde. Apprendre à mieux connaître les agriculteurs est capital : la transformation dont nous avons besoin est aussi bien sociale qu’écologique.»
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Une transition en cours
Et, en la matière, les années à venir seront cruciales. D’ici dix ans, près d’un agriculteur sur deux sera à la retraite, d’après une étude de la Mutualité sociale agricole (MSA) de juin 2019. Tous ne seront pas remplacés, car le métier, pénible et mal rémunéré, n’attire plus. Ceux qui se lancent se heurtent surtout au prix du foncier, qui s’est envolé. «J’ai vu beaucoup d’agriculteurs acheter à 7000 € l’hectare, s’endetter et ne plus s’en sortir. Leur femme les quitte, ou ils finissent par se pendre», soupire Jean-Marc Lacarelle. À 77 ans, ce producteur forestier dirige toujours l’exploitation héritée de son père à Longué-Jumelles, près de Saumur, dans le Maine-et-Loire. Depuis sa grande demeure du XVIIIe en tuffeau, il voit ses 300 hectares de pins, de champs d’herbages et de vergers. Des noisetiers qu’il protège des ravageurs grâce à des pesticides.
Mais depuis deux ans, il n’est plus seul sur les terres familiales. Sa belle-fille, Fleur Lacarelle, Parisienne et ancienne salariée dans l’audiovisuel, a tout quitté pour devenir maraîchère bio. À 38 ans, elle a emménagé à Longué-Jumelles avec ses trois enfants pour y cultiver des légumes. Elle les vend au marché de Saumur et par paniers, via une Association pour le maintien de l’agriculture paysanne (Amap). Elle se verse un salaire depuis peu : 400 € par mois. Difficile de faire mieux vu ses coûts de production et le prix auquel elle vend ses légumes. Mais qu’importe. «Je me sentais hors sol à Paris, explique-t-elle. Là-bas, on croit être au centre du monde. En réalité, l’avenir se construit hors de la capitale.» Jean-Marc Lacarelle ne comprend qu’à moitié l’engouement de sa belle-fille et sa détermination à produire bio, quitte à regarder ses légumes mourir sur pied. Pourtant, il prévoit déjà le moment où elle prendra sa suite. Le duo dit bien la transition en cours dans l’agriculture. Les terres agricoles vont bientôt changer de main. Il reste à faire en sorte qu’elles arrivent entre les bonnes.
(1) Le prénom a été modifié.
(2) Le sacre de la Terre, Jean Viard, éditions de l’Aube, 448 p., 26 €. Disponible sur lalibrairie.com.
(3) Le détail du monde : l’art perdu de la description de la nature, Romain Bertrand, éditions Seuil, 288 p., 22 €. Disponible sur lalibrairie.com.
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