Il paraissait sortir d’un album du lieutenant Blueberry : moustache de shérif, chevelure de chasseur de primes, vareuses et santiags. Le dandy Christophe vient de rentrer dans sa nuit italienne. Ombrageux, légendaire et délicat, il avait imposé son falsetto brisé dans un répertoire de six décennies, avec des titres mémorables coulant comme une larme sur le visage d’une fille. Victime du Covid-19, la nostalgie dont il cultivait l’élégance recouvre désormais son souvenir comme un linceul bleu.
Daniel Bevilacqua, dit Christophe, était né le 13 octobre 1945 à Juvisy-sur-Orge, où son arrière-grand-père, un maçon fumiste du Frioul, s’était installé dès 1891. Fils d’un chauffagiste et d’une couturière, le jeune Daniel fut de ces temps où l’aristocratie du rock réveillait l’esprit frondeur des garçons des barrières : des icônes félines et lascives nommées Elvis Presley ou James Dean électrisèrent son adolescence, tandis qu’il découvrait en parallèle l’âpreté des grands bluesmen Robert Johnson ou Muddy Waters. Eût-il été anglais, on l’aurait trouvé dans un groupe du « Blues Boom » britannique. C’est dans un ersatz français qu’il fit ses débuts, sous le nom de Danny Boy et les Hooligans.
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Mais c’est en solo que Christophe va exploser dans la France gaulliste. En 1965, le slow « Aline » le hisse au sommet du hit-parade : dernières années avant la pilule, péril sensuel des douces étreintes sur le sable mouillé. Suivront « Les Marionnettes », avec de la ficelle et du papier, « Señorita » ou « Petite Fille du soleil ». Christophe sculpte alors son profil au-dessus des niaiseries du yé-yé. Collectionneur de modèles Ferrari, Lamborghini et Cadillac ? il consacrera plus tard une chanson à Enzo Ferrari ?, il est comme Michel Polnareff de ces musiciens français qui captent un esprit pop, dont le meilleur exemple reste la brillante bande sonore composée en 1970 pour le film La Route de Salina de Georges Lautner, avec Rita Hayworth et Mimsy Farmer. Un côté chanson française ? un enfant non reconnu naîtra de sa liaison avec Michèle Torr ? et un côté flibustier des décibels, qui le voit alors traverser une vie rêvée comme une course automobile.
D’une certaine façon, le meilleur est à venir. Vitriolant le profil de chanteur minet qui le menaçait, surmontant une chute dans les substances prohibées, Christophe va alors explorer une palette musicale aventureuse et diversifiée. Initiée en 1975 par l’album Les Mots bleus, concocté avec Jean-Michel Jarre, sa nouvelle direction le portera au fil des années vers des collaborations multiples, notamment avec Boris Bergman, Isabelle Adjani, Florian Zeller ou son idole Alan Vega.
Christophe laissera une signature non cicatrisable dans la chanson française. Très attentif aux mutations musicales anglo-saxonnes, il y préleva un greffon électro : Christophe est l’un des rares musiciens qui maintenaient, jusqu’à ces dernières années, un usage sensuel des synthétiseurs dans la texture de ses nouvelles chansons. Maître du lyrisme atténué, il savait subvertir les conventions du bubble-gum pop en les teintant d’une mélancolie d’encre noire. Pouvant insérer un accordéon de goualante sur des nappes flottantes, mixant des claviers électroniques avec un quatuor à cordes, il affectionnait son statut artisanal de magicien du studio. Cela donnait des chansons processionnelles, nocturnes, richement orchestrées.
Icône-culte
Ami des c?urs esseulés autant qu’il en avait brisé, l’homme vivait dans un biotope personnel, entouré d’une collection de juke-boxes, disques rares, grands films, avec une dilection pour le noir et blanc fellinien. Auto-mythologue, il était de cette génération française qui aura dessiné un rêve syncrétique à partir des acteurs, des musiciens, des cinéastes qui amplifiaient son imaginaire, Hollywood, Cinecitta, Abbey Road, la Riviera, le tout mixé loin des yeux du monde. Comme pour son contemporain Gérard Manset, sa légende ne procédait pas d’une pose, mais d’une réserve. Devenu icône culte, d’une gentillesse qui le rendait accessible aux requêtes de ses amis, Christophe pouvait apparaître généreusement au piano solo lors de soirées surprises, ainsi qu’il le fit récemment aux Bains ou lors de la remise du prix Vaudeville. Ces dernières années, il avait entrepris de rafraîchir l’archive vivante de son répertoire en invitant des complices à la revisiter. Avec le concours notamment de Pascal Obispo, Eddy Mitchell ou Julien Doré, le maestro avait édité en 2019 les deux volumes du magnifique Christophe, etc., réenregistrant ses succès dans les couleurs ombreuses d’un requiem anticipé. On va pleurer Christophe pour qu’il revienne, car ses fans ont tant de peine. Mais l’auteur des « Paradis perdus » les a rejoints à jamais.
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