En partenariat avec Rocambole, l’appli pour lire autrement, nous vous proposons chaque jour à 17 heures un nouvel épisode du feuilleton littéraire L’Ancre Noire de Tina Bartoli.
Résumé de la saison II (le résumé de la première saison est ici) :
En République tchèque, un plongeur livre ses souvenirs de chercheur de trésor. Il raconte comment à la faveur d’une expédition en République dominicaine, il assista le 8 août 2008 au naufrage de L’Espérance, avec à son bord Abel et sa classe. Pendant des années ensuite, il chercha en vain la trace de l’épave de ce navire, jusqu’à ce que, visé par une enquête pour pillage d’épave, il dût se réfugier loin de la mer
En Corse, Clémence est de son côté repérée par Octave, accompagnée d’un homme à l’allure inquiétante. Elle parvient à leur échapper et à prendre un vol pour le continent.
SAISON II, EPISODE 3 – Jeronim DVOŘÁK
J’ai regagné l’Europe et je me suis enfoncé dans son cœur ; l’homme de la mer que j’avais été mourut là, quelque part dans les prairies tantôt verdoyantes, tantôt figées par un épais manteau blanc. J’ai loué mes bras au plus offrant pour les récoltes agricoles, de la Pologne à la Roumanie en passant par l’Ukraine, de la Serbie à la Biélorussie en passant par la Slovénie. Sans attaches, sans frontières, une mobilité forcée par l’instinct de survie : j’apparaissais, disparaissais, brouillais les pistes en attendant que s’efface jusqu’au souvenir de mon existence. Après quelques années de cette vie d’errance, j’ai posé mon sac dans les Carpates blanches, entre la Silésie et la Moravie, et je me suis fondu dans la nature, comme une racine qui pousse silencieusement au cœur d’une forêt secrète.
Je rendais des services dans les fermes environnantes, en fonction des besoins des uns et des autres. Les paysans, peu habitués à voir des étrangers s’installer dans leur campagne du bout du monde, m’avaient d’abord regardé avec méfiance. Ils avaient fini par se faire à ma présence discrète et, petit à petit, m’avaient intégré à leur univers simple, rustique et bourru. Parce que je m’étais construit une cabane entre les épicéas et les hêtres au cœur de la forêt, ils m’appelaient « Lesní muž » (« L’homme des bois »).
Souvent, après une dure journée de labeur, ils m’invitaient à partager la Slivovice, cette eau-de-vie à base de quetsches au goût de pierre. Leurs femmes étaient belles et faciles à aimer : l’une d’elles, Eliška avait pris l’habitude de venir me rejoindre dans ma cabane au fond des bois. Elle déposait en arrivant sur la petite table des trdelník, ces délicieuses pâtisseries rondes aux pointes de cannelle, puis venait s’allonger sans un mot près de moi. Elle se donnait sans pudeur et repartait silencieuse, m’envoyant de la main un baiser lorsqu’elle franchissait la porte.
Par une glaciale soirée d’hiver, alors que je m’enfonçais dans les bois pour rentrer chez moi, j’entendis des gémissements. Tendant l’oreille, je me suis approché sans bruit, de la neige jusqu’aux genoux. Sous un épicéa gelé, je trouvai une louve, la patte coincée dans le piège d’un braconnier. À mon approche, elle me montra les crocs. Alors, je me suis assis non loin d’elle, et lui ai parlé doucement. Je lui ai raconté mes vieilles histoires de mers et d’océans, de trésors engloutis, de cales remplies d’or, le silence des profondeurs, le goût du sel sur mes lèvres, les horizons rougeoyants sur l’onde, la brise marine dans mes cheveux. Tous mes souvenirs enfouis sont remontés à la surface. Dieu ! Que le clapotis de l’eau me manquait !
La louve s’était calmée, elle avait posé la tête sur sa patte et semblait m’écouter attentivement. Alors, lentement, j’ai rampé jusqu’à elle et j’ai approché ma main de sa patte prisonnière du piège. Elle a levé la tête, m’a lancé un regard dubitatif, puis m’a laissé la dégager. Libérée, elle a commencé à courir dans la neige, puis s’est tournée vers moi et a poussé un long hurlement avant de disparaître dans l’obscurité de la forêt. À ma grande surprise, le lendemain soir, je la retrouvai rôdant autour de ma cabane, puis le jour d’après et le suivant.
Après une semaine d’observation à distance, elle m’autorisa enfin à l’approcher pour soigner sa patte. Eliška, terrorisée par les loups renonça à ses visites ; j’avais perdu une amante, gagné une amie. Je décidai de l’appeler Sněhurka (Neige).
Ainsi me suis-je enfoncé dans l’oubli, ainsi ai-je disparu de la surface de la planète. Pour tous ceux qui m’avaient connu, j’étais mort. Pour tous, sauf un : mon frère. Il m’écrivait régulièrement de sa grosse écriture pataude et laborieuse, suivant scrupuleusement la consigne de sécurité que je lui avais imposée : ne jamais faire figurer dans sa correspondance mon vrai patronyme. Il s’appliquait donc à adresser ses courriers à Jeronim DVOŘÁK. Je lui répondais fidèlement, narrant les petits évènements de ma vie tranquille, détaillant les travaux de la campagne, la composition de mes repas. Je savais qu’il était friand de mes histoires de bout du monde : déjà, lorsque j’étais sur l’eau, il voulait connaître chaque détail. Lui aussi était un marin dans l’âme, mais jamais il n’avait navigué.
Un jour, alors que j’avais accompagné l’un des paysans du village jusqu’à Třebíč pour une foire, je me suis autorisé une récréation dans les rues de la ville. Dans le quartier juif, je me perdis avec délectation dans les ruelles tortueuses de la cité ancienne.
Au détour d’une petite voie pavée, je fus attiré par la devanture d’une minuscule boutique coincée entre une porte cochère et un passage couvert. La vitrine paraissait écrasée par le poids de l’immeuble biscornu qu’elle supportait ; trois étages de pierres aux jointures hasardeuses et fatiguées : le bâtiment semblait sur le point de s’écrouler. Je crus d’abord que le commerce était abandonné tant la vitre était sale, mais, approchant, je remarquai avec stupéfaction que des objets étaient exposés. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine lorsque je reconnus tour à tour une vieille boussole, un sextant, un astrolabe, une longue-vue. Concentré pour tenter de percer l’obscurité dans laquelle était plongée la boutique, je devinai, exposées un peu plus loin, des répliques de frégates, galions et caravelles.
Tournant la tête vers la porte d’entrée au verre crasseux, je lus sur un petit écriteau usé : « Otevřeno » (“Ouvert”). Je la poussai et pénétrai dans une pièce sombre et ramassée envahie d’objets divers. Sous une épaisse couche de poussière, le lieu semblait inoccupé. Une caverne d’Ali Baba laissée à l’abandon, une collection d’objets de marine anciens oubliés de tous. Un endroit improbable qui ressemblait pour moi au paradis : subjugué, je me mis à fureter, m’extasiant sur une vieille carte marine ici, un sifflet, un bâton de Jacob là, un compas magnétique un peu plus loin. Alors que je tendais la main pour saisir un vieux sablier, une voix autoritaire surgit du fond de la caverne :
– Halte là, on touche avec les yeux ! »
Je n’étais donc pas seul ; plissant les yeux, je devinai une forme sombre de laquelle s’échappait un filet de fumée.
– Qui est là ? demandai-je, soudain sur la défensive.
Le même accent hostile s’éleva :
– C’est moi qui vous demande ce que vous faites là, étranger.
– L’écriteau sur la porte indiquait que la boutique était ouverte, alors je suis entré, me justifiai-je.
Les volutes de fumée se dispersèrent et je vis s’approcher lentement un vieillard barbu aux cheveux longs. Il portait une tunique colorée et sur sa tête trônait une étrange petite toque ronde et haute aux contours élimés. Serrée entre ses dents, une vieille pipe crachait des volutes aux relents âcres. Un personnage tout droit sorti d’un conte, me dis-je, amusé. Mais l’homme n’avait pas l’air commode. Sans gêne et en silence, il se mit à me détailler des pieds à la tête : ses yeux perçants semblaient plonger au plus profond de moi, jusqu’à fouiller ma mémoire et mon cœur. Mal à l’aise, je m’apprêtais à rebrousser chemin, lorsque d’un geste rapide il agrippa mon poignet. Je ne pus réprimer un frisson. Il planta ses yeux dans les miens et serra mon bras si fort que je sentis ses ongles sales s’enfoncer dans ma peau. Enfin, il desserra son étreinte et s’enfonça vers le fond de son antre. Je fus tenté de m’échapper, mais déjà je le devinais revenir vers moi, portant un vieux livre relié de cuir. Il me le tendit et de nouveau me piégea de son regard pénétrant :
« Svět je kniha, a ti, kteří necestují, si z ní přečtou pouze jednu stránku. Vrať se k moři a čti dál. »
(« Le monde est un livre et ceux qui ne voyagent pas n’en lisent qu’une page. Retourne vers la mer pour lire la suite »)
Il me poussa ensuite vers la sortie. Ahuri, je me retrouvai dans la petite ruelle silencieuse devant cette étrange boutique et je vis l’écriteau se retourner pour indiquer « Zavřeno » (“Fermé”). Puis plus rien. Comme si cette mystérieuse boutique n’avait jamais été qu’en sommeil, comme si cette étrange rencontre n’avait pas existé, la vitrine sale redevint un lieu mort et abandonné.
– Suis-je en plein rêve ? m’interrogeai-je, déboussolé.
Mais baissant les yeux, je contemplai le vieil ouvrage aux pages jaunies : c’était une bible en latin.
(…)
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