Souvent, son parent esseulé lui livre ses insécurités, comme s’il était son ami ou son psy. Des informations intimes, gênantes, qui l’obligent à s’extraire de son monde d’enfant pour faire face à des problèmes d’adultes. Décryptage d’une souffrance souvent en sourdine.
« Je suis devenu fort en psycho en rassurant ma mère dans la cuisine jusqu’à 4 heures. Elle me parle toujours des mêmes histoires de famille atroces, je les connais toutes déjà par cœur. »
Dans Plus de larmes, le rappeur-chanteur Lomepal confesse sa sensation d’être vidé de l’intérieur, d’avoir épuisé son stock de larmes. Au détour d’un couplet, il évoque sa mère mélancolique et ses confidences tardives. Elle se confie à son fils, dans les deux sens du verbe : elle lui communique son secret, et le lui remet aussi, comme un colis, entre ses mains d’enfant. Et ça pèse lourd.
Quand le parent considère son enfant comme son psy
Il a si souvent dû l’écouter, la conseiller, qu’il pense être à force « devenu fort en psycho ». Un vrai professionnel ! Lorsque l’enfant devient le thérapeute de son parent, on parle d’enfant-béquille. « Béquille », pour béquille psychologique.
Le parent a alors « retiré le filtre de protection » entre son enfant et lui, selon l’expression de Veronica Olivieri-Daniel, psychanalyste spécialisée dans l’enfance et l’adolescence. L’écart, la distance qui « fait autorité » n’est pas maintenue par le parent, qui s’ouvre à son enfant comme à un égal, un ami. Il n’adapte pas son discours ni les sujets évoqués en fonction de l’âge de sa progéniture, ni du lien parent-enfant qui les unit. Problèmes d’argent, d’emploi, de cœur, de sexe même : fréquemment, il s’adonne à des confidences inappropriées. L’enfant devient son exutoire.
Mère esseulée recherche épaule pour se consoler
La mère, plus souvent que le père, cherche consolation auprès de son enfant, observe la spécialiste – ce qui s’explique notamment du fait de la charge maternelle (la femme s’occupe encore aujourd’hui davantage des enfants et de leur éducation) sans oublier que, au sein des familles monoparentales, les mères restent majoritairement en charge du foyer.
« L’enfant vient remplacer le partenaire, sans que le parent ne prenne en compte sa sensibilité. Comme s’il avait oublié que c’était un enfant, et qui plus est, son enfant », assène la psychanalyste.
Je ne veux plus être son sauveur, je suis fatigué de cette noirceur
L’adulte qui livre fréquemment son mal-être à sa progéniture l’a probablement fait une première fois dans un moment de détresse, à la suite d’un évènement vécu comme un drame. Le deuil de son propre parent, par exemple. « Peu importe l’âge, on observe souvent régresser l’enfant du défunt. Dans sa douleur infantile, il n’épargne pas son propre enfant« , analyse Veronica Olivieri-Daniel.
Dix ans qu’il gère la dépression de sa mère
Quand Simon1 écoute en boucle le titre Plus de larmes et tombe sur le couplet évoqué en début d’article, il se retient un court instant de respirer. Chaque fois. Puis expire fort, soupire de fatigue morale. Cette mère esseulée dans cette cuisine à cette heure insensée, l’étudiant de 23 ans l’imagine parfaitement. Pas besoin d’un clip, elle ressemble bien trop à sa propre mère.
La cuisine est devenue la pièce à confidences de leur appartement. Ici la mère dépressive lui livre ses humeurs, jamais solaires. Elle embraie sur les mauvais agissements de son ex-mari, père de Simon. Puis c’est une tante qui en prend pour son grade, pour une trahison qui relève de l’intime et qu’elle révèle à son fils. Là, il doit jouer le rôle du bon ami, celui prêt à critiquer à ses côtés, parce que « ça ne se fait pas ce qu’elle t’a fait ». Mais le plus souvent, c’est sur son chagrin latent que la mère divague. Alors Simon s’improvise psy, depuis maintenant 10 ans.
Une inversion « illogique » des rôles
Cette situation qui dure depuis ses 13 ans l’éprouve, il semble épuisé, et en interview, sur le point de craquer. « Je n’écoute plus que d’une oreille, avoue-t-il. Je ne veux plus être son sauveur, je suis fatigué de cette noirceur. »
Je suis devenue le père de ma mère
Simon est conscient de leur relation anormale. « Illogique », même, selon lui. « Je suis devenue le père de ma mère », se désole-t-il. Ce qu’il décrit n’est autre que la « parentification« , un processus d’inversion des rôles, qualifié ainsi par les spécialistes d’outre-Manche.
Les enfants, ces éponges émotionnelles
Mais les enfants sont des « éponges émotionnelles », formule le psychanalyste transgénérationnel Bruno Clavier, dans son essai Ces enfants qui veulent guérir leurs parents (Payot). Ils ne peuvent recevoir les problèmes de leurs parents sans en souffrir. Veronica Olivieri-Daniel confirme : l’enfant souffre de son impuissance. « Que peut-il faire pour aider son parent ? », interroge-t-elle.
C’est sain de se rendre compte que ses parents ne sont pas infaillibles ou parfaits
En plus d’une confusion, d’une perte de repères puisque « le modèle identificatoire » est mis à mal par l’absence du filtre de protection, l’enfant peut aussi éprouver une gêne. Contrairement à son parent, lui a conscience qu’il n’a pas à recevoir ce genre d’informations intimes, qui ont parfois affaire avec la pudeur.
Tout dire à l’enfant, oui, mais lorsque les choses ont mûri
« Ton frère m’épuise », « Maintenant, tu es grand, tu peux comprendre »… Ces remarques sont autant de signes que le parent compte sur son enfant comme s’il n’en était pas un. Elles peuvent alerter d’une relation dysfonctionnelle. Mais dans la plupart des cas d’enfants-béquille, relève finement la psychanalyste, ces petites phrases ne sont pas prononcées, puisque justement, il n’y a pas de cadre posé. Le mal-être est déversé comme il vient, dans un instant de détresse, sans prévenir et sans encadrement bienveillant pour l’enfant.
Veronica Olivieri-Daniel rassure : « C’est sain de se rendre compte que ses parents ne sont pas infaillibles ou parfaits. » Et l’on peut tout dire à un enfant. « Les problèmes d’argent, la perte d’un travail, dire que l’on divorce, que l’on est malade… », énumère-t-elle, avant d’immédiatement nuancer : « une fois seulement que les choses ont muri ». Parce qu’il faut être en mesure de le sécuriser.
Tous les sujets peuvent être abordés « dans un discours particulier, dédié », et surtout si l’intérêt de la conversation est le bien-être de l’enfant, et non le mal-être du parent. Retournez la focale : parlez si cela le libère lui.
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1Le prénom a été modifié.
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