Interview.- La danseuse du ballet de l’Opéra de Paris a publié, ce jeudi 7 novembre, son autobiographie Étoile(s), qui revient sur les moments forts de sa carrière. Elle y évoque pêle-mêle ses romances, ses blessures et ses rencontres hors du commun.

Rio de Janeiro, Rome, Athènes, Sydney… Dorothée Gilbert a conquis, sur la pointe des pieds, les scènes du monde entier. Son succès, lui, fut souvent retentissant. Tour à tour Cendrillon, Kitri ou Raymonda, la danseuse étoile de 36 ans se glisse dans la peau de ses personnages avec autant d’aisance qu’elle enfile ses ballerines. Nous la rencontrons à l’hôtel W, dans le IXe arrondissement de Paris. Dorothée Gilbert a troqué ses chaussons de danse contre des Stan Smith. Ses cheveux bruns sont relevés en chignon, son sourire fait ressortir ses pommettes saillantes.

À peine a-t-elle pris place autour d’une table, que la danseuse extrait déjà de son sac un exemplaire de son autobiographie Étoile(s) (1), parue le 7 novembre. Si le parcours de Dorothée Gilbert en impose, son rire léger et son tempérament solaire achèvent de détendre l’atmosphère. Volubile, la danseuse évoque pêle-mêle son enfance à Toulouse, ses premiers émois amoureux, ses rencontres hors du commun et sa «rage de réussir», qui lui valut d’être nommée danseuse étoile en 2007.

En vidéo, des danseuses de l’Opéra de Paris interprètent « Le Lac des Cygnes » sur un vol Air France

Madame Figaro.- Comment avez-vous décidé d’écrire Étoile(s) ?
Dorothée Gilbert.- J’ai rencontré beaucoup de jeunes filles quand j’étais égérie Repetto (elle l’est devenue en 2012, NDLR) et j’étais très étonnée de voir à quel point elles baissent les bras rapidement. Elles disaient : «Je ne suis pas souple, donc je ne pourrais pas être danseuse» ! Quand j’entendais cette phrase, j’avais les poils qui se hérissaient. Je ne veux pas faire de généralités, mais je pense que la nouvelle génération a tendance à croire que tout doit être instantané. J’ai eu envie d’écrire ce livre pour dire aux jeunes que s’ils sont passionnés et qu’ils travaillent, ils peuvent arriver à tout.

Comment avez-vous décidé de devenir danseuse classique ?
La danse était pour moi un hobby de petite fille, je ne pensais pas que l’on pouvait en faire son métier. Quand j’ai assisté au spectacle Gisele au Capitole de Toulouse, j’ai vu des adultes danser et ça a été le choc. J’ai dit à ma mère : «C’est ça que je veux faire». Ce qui m’a plu davantage, ce n’était pas forcément le côté danse, c’était les costumes, l’histoire, la musique et l’interprétation.

Dorothée Gilbert pose en couverture de son livre « Étoile(s) », paru le 7 novembre.

Pourquoi avoir choisi d’évoquer votre pire blessure – un trou dans le pied – en préambule du livre ?
J’avais envie de commencer le livre par un épisode sensible. Dès l’âge de 8 ans, j’ai commencé à faire de la danse un peu sérieusement. À 10 ans, j’ai décidé d’en faire mon métier. J’étais comme dans un train qui roulait vers mon objectif. Je suis entrée dans le corps de ballet, j’ai passé les grades et je me suis retrouvée première danseuse. Tout d’un coup, à 24 ans, il y a quelque chose qui a stoppé cet élan pendant sept mois. Je me disais : « Ça ne peut pas s’arrêter maintenant, c’est trop tôt». J’ai alors pris conscience que c’était important de prendre soin de son corps et de construire sa vie en-dehors de la danse.

Comment composiez-vous avec la pression durant votre apprentissage à l’école de danse ?
Le fait de mentir à mes parents m’a beaucoup aidée. En disant que tout se passait bien, je m’en persuadais un peu. S’ils avaient su qu’à la fin de la première année d’école, pour neuf élèves, ils en gardaient trois, ils n’auraient jamais déménagé à Paris. Ils étaient complètement inconscients de ce qu’il se passait. Ça m’a aidée à dédramatiser.

Vous dites qu’un élève de l’école de l’opéra mûrit plus vite que les élèves de son âge. Pour quelles raisons ?
Très tôt, on découvre la concurrence, la jalousie, la méchanceté, mais aussi la valeur du travail. On comprend que si l’on veut y arriver, il faut être parmi les meilleurs. On est tous focalisés sur notre objectif, on n’a pas de petits copains ou copines, il n’y a pas de boums ou de soirées. Il n’y a pas de temps pour sortir, faire des c**neries… Finalement, mes parents ont été cools pendant l’adolescence (Rires).

En coulisses, l’atmosphère est-elle similaire à celle du film Black Swan, entre pressions permanentes et concurrence déloyale ?
Je n’aime pas regarder ce genre de films. C’est toujours trop caricatural. La danseuse est soit folle, soit anorexique. La mère de la danseuse est aussi folle, le maître de ballet est un tyran… Ce sont tous les stéréotypes qui m’énervent. Quand on est danseur professionnel, il n’y a plus de compétition. On ne se bat jamais pour un rôle. S’il y en a un que l’on voulait et qui nous échappe, un autre suivra dans un ou deux mois – au pire, dans six mois.

Qu’est-ce qui a changé à l’école de danse de l’Opéra de Paris depuis votre passage ?
C’est un peu plus compliqué qu’avant pour les professeurs. J’ai discuté avec certains d’entre eux, qui me disaient qu’ils ne pouvaient plus rien dire aux enfants. S’ils font remarquer à une petite fille qu’elle doit perdre un kilo, les parents leur disent que c’est du harcèlement, qu’ils vont avoir une enfant anorexique.

Qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez été nommée danseuse étoile à l’âge de 24 ans, en 2007 ?
Quand j’étais petite, il fallait faire un vœu lorsque l’on avait un cil sur la joue. Pendant des années, j’ai souhaité être danseuse étoile à l’Opéra de Paris. Quand c’est arrivé, déjà, je ne savais plus quel vœu faire (rires). J’étais hyper heureuse de pouvoir partager ce moment avec mes parents. Et puis, petite, je me disais : «Les danseurs étoiles sont parfaits, beaux, exceptionnels». En fait, le moment venu, on se dit : «J’ai encore plein de choses à travailler, je ne serai jamais parfaite.» Finalement, on espère faire rêver les jeunes, comme les danseurs de l’époque nous faisaient rêver.

Dorothée Gilbert et son époux James Bort assistent à un gala au château de Versailles. (Le 2 février 2015.)

À quoi ressemble la vie sentimentale d’une danseuse ?
C’est très compliqué, surtout au début. Beaucoup de garçons ne sont pas intéressés par les filles à l’école de danse. Et je suis arrivée toute seule à Paris. Mon cercle était resserré au milieu de la danse, avec très peu d’hommes hétéros, ou alors déjà pris par des filles beaucoup plus belles que moi. Finalement, j’ai quand même commencé ma vie sentimentale avec des danseurs. En plus, le premier était gay.

C’est une histoire qui sort de l’ordinaire…
C’était génial, une belle histoire. J’étais tellement amoureuse. J’ai été obligée de patienter très longtemps, car il ne savait pas trop ce qu’il ressentait, mais il était quand même très tendre avec moi. Les barrières, avec la danse, sont un peu abattues. On a beaucoup de contacts, on s’embrasse parfois durant les spectacles… Donc Julien, mon premier copain, pouvait me prendre par la main sans que cela soit un signe romantique. Notre histoire a duré neuf mois.

Vous affirmez qu’il était autrefois très difficile d’avoir des enfants en étant danseuse à l’opéra. Comment les choses ont-elles évolué ?
Maintenant, toutes les danseuses de l’Opéra de Paris peuvent avoir des enfants, même si elles en ont rarement plus de deux. Mais cela ne concerne que cet opéra. Encore récemment, j’ai lu des articles sur l’Opéra de Lyon, par exemple, où une danseuse s’était fait virer parce qu’elle était enceinte ou n’avait pas repris correctement après sa grossesse. C’est encore très tabou dans plein de compagnies – en France, et peut-être à travers le monde. La précarité des contrats est en cause – peu d’entre elles accordent des CDI. Et un directeur va toujours préférer une fille qui ne veut pas d’enfants à une fille qui sera absente durant neuf mois, voire un an, le temps de reprendre la danse.

Comment vit-on une grossesse lorsque l’on est danseuse ?
J’avais l’habitude de contrôler mon corps et là, il se passe plein de trucs dedans, sans qu’on y pense. C’était perturbant, je me regardais dans le miroir et je ne me souvenais plus à quoi ressemblait mon corps d’avant. J’avais l’impression que je n’allais jamais le retrouver. Finalement, pour moi, c’était beaucoup plus facile de reprendre la danse, parce que je suis naturellement quelqu’un de tonique et mes muscles se sont refaits très vite. Je suis même plus souple qu’avant la grossesse.

Vous évoquez toutes les personnes que vous avez eu l’honneur de rencontrer durant votre carrière. Est-ce qu’il y a une rencontre qui vous a marquée plus que les autres ?
Oui, celle avec Catherine Deneuve, sur le tournage du court-métrage Rise of a Star (2017), de mon époux James Bort. Elle a été adorable alors que c’était mon premier film, et je me disais que ça allait être la cata. On discutait de bouffe, de restaurants et de choses hyper simples. Pour moi, c’était très émouvant de parler de choses aussi «bêtes» avec une légende vivante du cinéma.

Dans Étoile(s), vous décrivez votre passion pour la comédie. Vous dites aussi que vous ne savez pas comment vous reconvertir après votre carrière de danseuse. Le cinéma est-il une piste envisageable ?
Il ne suffit pas de l’envisager. Je suis très consciente que, d’abord, je ne serai plus toute jeune, et ensuite, que les réalisateurs ne vont pas aller prendre quelqu’un comme moi alors qu’ils ont déjà plein d’actrices sous la main. Maintenant, je ne dirais pas non à une opportunité (Rires). J’avais pris des cours de comédie pour le court-métrage. On verra si ça se transforme en quelque chose, mais je suis très lucide sur l’offre et la demande.

Dorothée Gilbert dans l’objectif de son époux, le photographe James Bort.

Avez-vous d’autres pistes de réflexion après la fin de votre carrière de danseuse ?
J’y pense très régulièrement, parce que c’est comme une sorte de couperet qui arrive. Je suis passionnée par le fait de danser, mais pas par la danse avec un grand D. Je ne me verrais pas être maître de ballet, encore moins chorégraphe… J’ai envie de faire quelque chose qui me passionne, j’ai toujours fonctionné comme ça. Tout l’univers du corps m’intéresse, notamment le yoga, le pilates, le gainage… Au bout de tant d’années, j’ai quand même acquis une expertise en la matière. J’ai même fait un DVD de fitness pour le Japon.

Quels sont les endroits les plus insolites dans lesquels vous ayez dansé ?
J’ai déjà dansé à la surface une piscine. J’avais hyper peur, la scène était toute petite et je ne voyais ni mes pieds, ni les bords, à cause de mon tutu. J’ai aussi dansé sur un bateau et au sein du Colisée de Rome. En Argentine, je me suis produite dans une sorte de vieille cathédrale, avec une déco délabrée, type squat, mais sublime. Mon mari va d’ailleurs utiliser cette séquence pour son prochain film.

Quel est votre meilleur souvenir ?
Mon meilleur souvenir personnel est la naissance de ma fille Lily. C’était un moment magique. Moi qui étais si impatiente, durant neuf mois, de pouvoir la serrer dans mes bras… Quand ils ont posé ce tout petit être contre moi, c’était le plus beau moment de ma vie. Côté danse, mon plus beau souvenir est quand j’ai été nommée danseuse étoile. C’était la consécration de dizaines de milliers d’heures de travail.

(1) Étoile(s), de Dorothée Gilbert, Éditions Le cherche midi, 200 p., 29 € .

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