Piège invisible, l’emprise psychologique est une arme de destruction massive. L’actualité l’illustre : l’actrice Adèle Haenel et l’éditrice Vanessa Springora ont récemment posé des mots sur leur souffrance, séquelle des violences endurées. Comme tant d’autres, elles ont mis du temps à sortir de la prison psychologique dressée par leurs bourreaux.
Le 2 janvier 2020, “Le Consentement”1, premier livre de l’éditrice Vanessa Springora, paraissait en librairie. Avec cet ouvrage, elle a pris son chasseur à son propre piège. L’écrivain Gabriel Matzneff est enfermé pour toujours dans ses chapitres. L’éditrice détaille au fil des pages ses rapports avec l’auteur : lui est à l’époque cinquantenaire, elle, a 14 ans. A cet âge, elle se retrouve dans son lit, « verge dans la bouche », écrit-elle sans détour. A peine sorti, le roman fait grand bruit et secoue le microcosme littéraire. Vanessa Springora explique dans une interview donnée à France Info ne pas avoir compris à son jeune âge que Gabriel Matzneff était un pédocriminel, malgré une alerte de sa mère : elle “avait employé le mot pédophile à son égard dès la première fois, quand je lui ai annoncé qu’on s’était écrit, qu’il m’avait donné rendez-vous. Je ne l’ai pas prise au sérieux, parce que j’étais une adolescente un peu rebelle et que ce mot me paraissait ne pas correspondre à ce que j’étais en train de vivre », explique-t-elle.
Prise de parole salutaire pour Vanessa Springora, à l’instar de l’actrice Adèle Haenel, qui a livré elle aussi son lourd vécu : le 3 novembre 2019, la parole de la jeune fille en feu jaillissait dans une longue et minutieuse enquête signée par Marine Turchi pour Médiapart. Près de deux ans après #MeToo, Adèle Haenel relançait en France la conversation sur les violences sexuelles et sexistes avec son histoire. Celle d’une collégienne, qui, entre ses 12 et 15 ans, a subi une relation abusive composée d’agressions sexuelles. L’auteur des faits, le cinéaste Christophe Ruggia, était alors trentenaire.
« Pour la première fois en France, une actrice internationalement reconnue dénonce publiquement des violences sexuelles et relate son long cheminement : de la prise de conscience à la prise de parole, du silence contraint au silence devenu ‘insupportable’ », écrit Marine Turchi.
Ces prises de parole récentes et retentissantes interpellent également car elles arrivent plusieurs années après les faits. Des années d’omerta, de silence contraint et d’emprise durant lesquelles les bourreaux jouissaient d’un monde qui les protégeait. A travers leurs récits largement médiatisés, ces deux femmes ont secoué leur secteur respectif. Caste d’artistes et d’intellectuels abonnés à l’entre-soi et exempts de justice au nom de la sainte création.
Mais, au-delà du cinéma et de la littérature, les survivant·es sont partout. Les prédateurs aussi. De ces abus, d’innombrables victimes n’en diront rien. Elles ne passeront pas à la télé, ni à la radio, ne témoigneront jamais dans la presse. Les histoires de ses inconnu·es resteront tuent. Faute à l’anonymat, à la pudeur, à la honte qui peine à changer de camp et à une prise de conscience difficile, non seulement de la société -où beaucoup reste à faire, mais aussi et surtout de la part des victimes.
Emprise psychologique, de quoi parle-t-on ?
« Il faut comprendre que l’emprise est un conditionnement. C’est le socle des violences psychologiques, dont l’objectif est de soumettre l’autre. C’est toujours une question de pouvoir et de domination », témoigne la psychiatre Marie-France Hirigoyen dans les colonnes du journal Le Monde. L’emprise est la façon de mettre en domination une femme, un homme ou un enfant. « A la manière d’une secte, on rentre dans la tête de quelqu’un (…) on lui donne une façon de voir les choses », illustre Chantal Paoli Texier, fondatrice de l’association AJC, spécialiste de la violence morale et du harcèlement psychologique dans le cadre privé. A noter que, selon une étude menée par l’Insee2 en 2016, les femmes sont plus exposées à toutes formes d’atteintes psychologiques ou verbales.
Les victimes d’emprise oublient qui elles sont. « C’est encore plus vrai pour les enfants », souligne Chantal Paoli Texier. L’emprise est une captation totale où l’auteur des violences objective une personne. « On est dépossédé de qui on est, on se perd de vue, on perd son humanité », ajoute Chantal Paoli Texier.
Mais comment un tel mécanisme peut-il se mettre en place ?
Le mécanisme de l’emprise psychologique
Un système de séduction, presque d’hypnose, s’organise. Dépouillée de sa personnalité, la victime entre dans un état de sidération – état encore mal compris par la société. « Elle est comme paralysée. Pour certaines, un détachement émotionnel opère, un déni ou encore un effondrement (avec par exemple un état dépressif) », détaille Chantal Paoli Texier. Ces femmes, hommes et enfants, pris au piège, sont dans l’incapacité de réagir.
Le prédateur, lui, est dans le besoin d’exercer son pouvoir, comme l’explique Dr Valérie Le Goff-Cubilier, psychiatre-psychothérapeute dans un document3 traitant sur la relation d’emprise dans le couple. L’auteur des violences met en place des moyens pour parvenir à dominer l’autre. Tout d’abord avec l’aide de la séduction (charme, phénomène de fascination, isolement et mensonge), de la peur, du dénigrement et des menaces. Il se rend indispensable, souffle le chaud et le froid, veut conserver sa mainmise. Ce manège peut durer des années, même après séparation, comme en témoigne Vanessa Springora. « Toute ma vie, il m’a harcelée. Il a écrit des livres à partir de notre histoire, a publié des photos de moi, essayé de reprendre contact », a-t-elle confié à Ouest France.
Impitoyable stratagème dont les victimes n’en sortent pas indemnes.
Les éléments déclencheurs de la prise de conscience
Sortir de l’engrenage frise l’impossible, et pourtant. Si les survivant·es existent, c’est grâce aux « éléments déclencheurs ». Ceux qui provoquent une prise de conscience. Pour la fondatrice de l’association AJC, il y a toujours un élément extérieur qui aide à se défaire. Par exemple un livre, une émission, un ami, un psychologue… « L’intervention d’un tiers est nécessaire pour déclencher une prise de conscience ».
L’entourage joue également un rôle. Pour aider les victimes à se libérer, les proches peuvent les amener à réfléchir – avec tact et bienveillance – à ce qui est normal ou pas dans la relation entretenue. « Tout en laissant la victime venir à ses propres conclusions, même si cela prend du temps. Il faut attendre après avoir semé une graine », conseille l’experte. Avec les enfants, le phénomène d’emprise et de prise de conscience est encore plus délicat : ils sont dans le besoin de regard, d’amour. C’est le pouvoir de l’adulte sur l’enfant.
Se reconstruire en terrain miné
Les violences psychologiques sont terribles car difficilement identifiables. « Quand on ne peut pas nommer les violences, les conséquences sont immenses », témoigne Chantal Paoli Texier. Il n’y a pas toujours de gifles, pas toujours de coups, mais bien des bleus à l’âme.
Le chemin de la reconstruction est long et tortueux. Chantal Paoli Texier conserve cette image : « comme au sortir d’une secte ». L’emprise ne s’efface pas dès la première prise de conscience, ni même après s’être séparé·e de l’auteur des violences. Le déconditionnement s’étale, opère en pointillé. Comme le précise la fondatrice de l’association, notre cerveau nous protège, et met de côté ce qui est le plus problématique à notre survie. Ce qui explique les mémoires trouées, l’état de sidération, le déni… Sans ces systèmes de protection mis en place inconsciemment, les victimes s’effondreraient.
Briser les chaînes de l’emprise ne s’envisage pas seul·e. Un travail thérapeutique, avec un accompagnement psychologique et une prise en charge du traumatisme, apparaît nécessaire. « On doit travailler aussi sur le corps, pas que sur l’esprit. Cela passe par le théâtre, la méditation, la sophrologie, l’art-thérapie. Ce sont des moyens qui reconnectent le corps et la tête, la raison et l’émotion », souligne Chantal Paoli Texier. Les proches de la victime pourront quant à eux la soutenir par leur présence, et surtout, par la reconnaissance du traumatisme enduré.
- Psychothérapie : la force du lien entre thérapeutes et patients
- Harcèlement moral au sein du couple : où commence la violence psychologique ?
1 « Le Consentement », de Vanessa Springora. Ed. Grasset, 18 euros.
2 Etude « Atteintes psychologiques et agressions verbales entre conjoints » menée par l’INSEE, parue le 04/07/2016.
3« Clinique de la relation d’emprise dans le couple et principes de traitement », par le Dr Valérie Le Goff-Cubilier, psychiatre-psychothérapeute.
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