En ces temps d’hyperindividualisme, décortiquer la rencontre relève presque de l’audace ! Mais pour Charles Pépin, philosophe et écrivain, elle n’a rien d’un concept en voie d’extinction, et serait même un pari sur l’avenir.
Madame Figaro. – Dans la langue française, la rencontre commence son histoire au genre masculin : jusqu’au XVIIe siècle, l’encontre, c’est aller contre, combattre. Comment vous saisissez-vous aujourd’hui de ce thème ?
Charles Pépin. – L’encontre, c’est effectivement rencontrer ce qui est contre soi. Et éventuellement tout contre. Il y a rencontre quand il y a confrontation avec une altérité qui me perturbe tant qu’elle m’oblige à changer. Dans la dialectique hégélienne, il y a cette idée que je rencontre quelque chose qui n’est pas moi, mais dont je vais faire mon miel dans l’aventure de mon propre devenir. Ce choc avec l’altérité est tel que je ne peux pas ne pas changer. La rencontre produit en moi une modification existentielle. D’après Aristote, chaque individu est un champ de possibles, de facultés, de talents, mais ils ne sont qu’«en puissance», et c’est précisément la rencontre qui va permettre d’actualiser cette puissance. Donc, chez Aristote comme chez Hegel, on pense la beauté de la rencontre dans l’aventure d’un retour à soi.
Mais cela ne vous satisfait pas…
Non, pas tout à fait… En suivant la piste Aristote/Hegel, je ne rencontre pas vraiment l’autre, mais plutôt une occasion de changer. Et dans le cas opposé, défendu par le philosophe François Jullien, si j’essaie d’approcher vraiment la différence de l’autre sans l’instrumentaliser, je suis alors en arrêt devant son mystère, dans une sorte de désemparement qui rend finalement la rencontre impossible. La vraie rencontre n’aurait alors jamais lieu… Comment s’en sortir ? Peut-être en posant l’hypothèse que la beauté de la rencontre se produit quand elle vient briser le leurre de mon identité. La vraie rencontre avec l’autre fissure ma carapace identitaire, je mesure combien je suis complexe, multiple – elle est ce trouble, cette surprise.
Le mot est passé au féminin, l’idée du choc est restée. Un film l’illustre bien : 1492, de Ridley Scott, avec cette scène où Christophe Colomb découvre la terre qu’il espérait. La caméra traque ses pieds sur le rivage, ses mains qui saisissent le sable… C’est très physique.
Car ce choc est celui de la rencontre du réel. Pas de ce qu’on projetait sur lui. Voilà pourquoi les vraies rencontres peuvent mettre en joie, car la joie vient toujours de ce contact avec le réel. Le contraire d’une fuite dans l’idéalisation… La vraie rencontre, c’est peut-être ce moment où l’on comprend que le réel est plus aimable que l’idéal.
Qu’est-ce qui se joue dans la rencontre amoureuse ?
Bien souvent, une personne cherche quelqu’un qui pourrait correspondre à ses «attentes». Sauf que tout se joue quand on comprend que la personne que l’on a rencontrée… est celle que l’on n’attendait pas. Il y a toujours le socle d’une surprise dans la rencontre, on l’a dit. Mais, et voilà un autre paradoxe, la rencontre apporte aussi la sensation d’une familiarité. En même temps qu’il y a expérience de l’altérité, on a aussi le sentiment de retrouvailles. Platon en propose un éclairage avec son mythe de la réminiscence : avant de naître, nous étions dans le monde des Idées. Chacun est tombé dans un corps, pour le temps de la vie. Et, dans cette vie terrestre, quand on va comprendre par exemple l’idée de l’amour, on aura aussi l’impression de retrouver quelque chose de familier. Pour Platon, rencontrer une idée, c’est donc la retrouver. Il me semble qu’on a ce sentiment lors d’un choc amoureux. On est ébloui par la découverte de quelqu’un de nouveau, mais le flash amoureux fait aussi resurgir de la nuit du passé des visages de l’enfance. Peut-on s’en tenir à ça ? Pour aller plus loin, je crois qu’il nous faut sortir de la dichotomie : je ne connais pas/je connais. Sortir aussi de la représentation du temps linéaire.
C’est-à-dire ?
Nous vivons dans ce que Bergson appelle la durée, qui n’est pas le temps objectivement mesuré par l’horloge, mais le temps subjectivement vécu. Si l’on s’ennuie avec quelqu’un, on a l’impression que dix minutes durent deux heures. Si l’on se sent bien, ces deux heures durent dix minutes. Or, la rencontre, la vraie, explose le temps linéaire objectif. Mais il y a encore autre chose : quand on rencontre quelqu’un, ou même une idée, un film, un livre, comment le sait-on ? Parce que cette rencontre fait des petits pendant longtemps. Elle continue à vivre, elle «dure».
Comment apprécier ce sacro-saint instant, celui où un regard bouleverse à lui seul une vie dans tant de romans magnifiques, comme Anna Karénine ou L’Éducation sentimentale ?
Rien de mieux que la littérature pour comprendre que ce «sacro-saint instant» est bien plus que du simple présent… Le présent est saturé de passé : «Il n’y a pas de perception, écrit Bergson, qui ne soit imprégnée de souvenirs.» Qu’on aille penser la rencontre comme un pur présent m’agace donc ! «Enfin je suis ici et maintenant» ? Mais bien sûr que non ! Quand je rencontre quelqu’un, que ce moment est fort, tout mon passé est là, convoqué d’une manière bizarre. Cet homme, cette fille me plaît tant parce qu’il y a dans ses épaules, dans sa silhouette, dans son regard quelque chose qui me parle de mon lointain passé. Et parce que je sens en même temps que cette personne va rester dans ma vie, que cette rencontre ouvre un avenir. Donc, ce qui fait l’intensité de la rencontre au présent, c’est à la fois la présence du passé et le pari sur l’avenir, la promesse d’avenir.
La rencontre exige-t-elle la réciprocité ?
Non, pas toujours. La rencontre est une promesse, quand bien même on ne revoit jamais la personne ! Un autre exemple : à 20 ans, je suis tombé en arrêt devant le tableau de Magritte L’Empire des lumières (une maison aux volets fermés, sauf sur deux fenêtres éclairées ; devant la maison, un arbre immense et un petit réverbère allumé, qui crée un halo rose ; le ciel est bleu, les arbres sont noirs, NDLR). J’ai rencontré ce tableau, il ne m’a pas rencontré ! À 25 ans, je me suis mis à faire des photos en cherchant ce clair-obscur ; avec mon smartphone aujourd’hui, je poursuis la même quête ; quand je fais des conférences sur le désir et le clair-obscur, cette rencontre se continue, maintenant, après, et dans d’autres lieux.
Rendez-vous
«Qu’est-ce qu’une vraie rencontre ?» est le titre de la conférence-performance que le philosophe Charles Pépin donnera lundi 20 janvier à 20 heures au Théâtre de la Porte Saint-Martin, à Paris. Réservations sur le site du théâtre (), sur et dans les points de vente habituels.
Que devient ce fameux regard posé sur l’autre ?
Il est, bien sûr, le vrai lieu de la rencontre. Voir ce que nous sommes dans le regard des autres, c’est ce que Lacan met magnifiquement en scène dans le stade du miroir : un petit enfant dans la première seconde de la reconnaissance au miroir se tourne vers l’autre et lui demande des yeux : est-ce que c’est moi ? La rencontre amicale ou amoureuse est vraiment l’expérience d’un regard posé sur moi, qui m’autorise à être qui je suis.
Est-ce qu’on rencontre ce qu’on cherche, à l’image de ce passage dans Le Banquet de Platon où chaque être, parce qu’il fut divisé en deux par les dieux, passe sa vie à chercher sa moitié ?
Lorsque l’on cherche sa moitié, comme chez Platon, ce n’est pas l’autre que l’on rencontre, c’est sa moitié ! Freud s’inscrit dans cette tradition quand il avance que chacun a une libido en lui et qu’il va chercher des objets pour satisfaire cette libido qui est déjà là. Or, je crois qu’une vraie rencontre arrive lorsqu’on n’avait pas de désir avant que cette personne le fasse naître en nous. La rencontre alors ne satisfait pas un désir, mais le crée. Et finit, souvent, par ouvrir un monde commun.
De quelle manière ?
Là, j’avoue que je suis déchiré entre deux options. Mais si j’avais la solution, ce ne serait plus un problème philosophique ! D’après la première idée, dans la rencontre amoureuse par exemple, on va ouvrir notre vision du monde à celle de l’autre, tout en gardant la sienne. On apprend à regarder un film, ou un paysage, avec ses yeux et avec les yeux de l’autre. C’est la théorie d’Alain Badiou sur l’amour : il t’apprend à être deux, à voir le monde à partir de ce chiffre deux, ce qui est une très belle aventure d’ouverture à l’altérité. C’est l’opposé de la fusion. L’autre idée, qui est celle de Merleau-Ponty, stipule que, amoureux, on arrive à un moment d’indistinction. Je n’ai plus mes yeux, tu n’as plus les tiens. On regarde ensemble. Nous nous sommes rencontrés, et maintenant nous inventons un monde commun. C’est aussi l’idée de Rousseau ou d’Aristote pour défendre la démocratie : l’invention d’un être ensemble, plus grand que la somme a + b + c, etc. On parle alors du dépassement de l’arithmétique dans une mystique. J’avoue que les deux options me tentent ! Peut-être saute-t-on finalement de l’une à l’autre…
Est-ce que la rencontre ouvre à la responsabilité ?
Oui, la rencontre inaugure souvent le début d’une perspective morale. Avec l’association Lire pour en sortir, je suis allé récemment faire de la philosophie à la prison de la Santé, à Paris. Un homme m’a beaucoup touché. J’ai compris que j’aurais pu être à sa place. Je ne sais pas ce qu’il a fait, il me ressemble. Dès que je l’ai rencontré, je me suis senti redevable et j’ai pensé à la belle phrase de Lévinas : «Répondre à quelqu’un, c’est déjà répondre de lui.» Nous avons échangé, cela se poursuit, d’une certaine manière. Ce n’est pas possible tout le temps. Nous sommes souvent égoïstes, autocentrés, mais certaines rencontres nous rappellent, concrètement, que nous sommes des êtres moraux, c’est-à-dire responsables des autres.
Peut-on éduquer à la rencontre ?
Oui, en faisant une place à l’improvisation. Les facteurs propices à la rencontre sont ceux qui brisent l’habitude. Toute rencontre exige de la disponibilité ; elle nous invite à sortir de l’obsession de la prévisibilité et de la passion négative de l’anticipation. À l’école, à la fac, en thérapie, partout on devrait nous apprendre à improviser… La vraie vie, c’est l’improvisation. On n’est jamais aussi vivant que lorsqu’on se rend disponible au surgissement de l’inconnu.
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