Eve Ensler, auteure des Monologues du vagin, publie "Pardon" (éd.Denoël), un récit puissant et libérateur. Une longue lettre d’excuse, celle que son père-bourreau ne lui a jamais écrite et qu’elle aimerait mettre entre les mains de tous les hommes.
Sa pièce Les Monologues du vagin, créée en 1996, traduite en une cinquantaine de langues, a été jouée dans 140 pays. Son mouvement VDay a récolté plus de cent millions de dollars et engagé des milliers d’actions sur tous les continents dont la Cité de la Joie, un centre pour les survivantes de violences en République démocratique du Congo, cofondé avec le Dr Denis Mukwege, prix Nobel de la paix.
Ses livres et ses pièces de théâtre, Un corps parfait (éd. Denoël), Je suis une créature émotionnelle (éd.10/18), Dans le corps du monde (éd. 10/18), racontent l’obsession de la perfection, l’adolescence tourmentée, la lutte contre le cancer. Eve Ensler aura su faire une œuvre universelle de toutes ses épreuves traversées.
Aujourd’hui, elle publie Pardon, un récit brillant, perturbant, bouleversant. Une longue lettre d’excuses. Celles que son bourreau ne lui a jamais présentées, qu’elle a attendues en vain toutes ces années. Alors à 65 ans, elle les a rédigées. C’est donc d’outre-tombe qu’Arthur, son père, lui demande pardon. Un père qui l’a adorée au-delà du raisonnable les premiers temps, avant d’abuser d’elle sexuellement à l’âge de 5 ans, puis de la maltraiter à partir de l’âge de 10 ans, prenant plaisir à l’étouffer et à la fouetter à coups de ceinture.
De cette enfance saccagée, elle a réussi à puiser force et courage et grâce à ce récit puissant où elle a imaginé les mots que son père, mort depuis longtemps, ne lui dira jamais, elle est parvenu à se libérer de son traumatisme. Entretien.
Marie Claire : Célèbre militante des droits des femmes, vous n’avez cessé de dénoncer les violences faites aux femmes. Pourquoi avez-vous mis si longtemps avant de parler de votre père incestueux ?
Eve Ensler : Écrire ce livre a pris des années. Trouver le chemin pour sortir du labyrinthe et du traumatisme des abus physiques et sexuels est un périple. Dès le moment où mon père a abusé de moi, je me suis dissociée, je me suis séparée de mon corps, de mes émotions, de mes instincts. J’étais anesthésiée, et je voulais le rester. Alors à 21 ans à peine, j’ai pris des drogues et j’ai beaucoup trop bu pour tenir les émotions à distance. Quand j’ai réussi à redevenir sobre, le travail ardu a pu commencer : ressentir les émotions, dévoiler ce qui s’est passé.
Puis ont suivi des années de colère contre mon père, une colère juste. Je vivais comme l’éternelle victime de son agresseur. Mais j’ai réalisé avant d’écrire ce livre que ma colère me gardait prisonnière de son récit, de son paradigme. Je voulais vivre le mien.
La chose la plus difficile a été d’écouter le récit de mon père sur son enfance, de ressentir sa peine et sa souffrance. Une expérience que j’avais toujours refusé de faire. Il n’avait pas le droit d’exiger cela de moi. Mais cette compréhension, je dis bien compréhension pas justification, m’a finalement libérée.
Je vivais comme l’éternelle victime de son agresseur
Malgré le mouvement #MeToo et les scandales mettant en cause des hommes connus, pourquoi aucun agresseur ne s’est-il excusé ?
C’est la question à 25 millions de dollars ! Dans Pardon, mon père me dit que s’excuser, c’est trahir tous les hommes. Une fois qu’un homme demande pardon et admet que ce qu’il a fait est mal, toute l’histoire du patriarcat commence à s’effondrer.
Je pense que les hommes ont été formatés pour penser que demander pardon, un vrai pardon, profondément sincère, est un signe de faiblesse et de vulnérabilité. C’est évidemment une vision terriblement déformée de ce que signifie être un homme.
Nous avons besoin d’un groupe d’hommes courageux qui assument d’être des traitres à leur genre et qui initient un mouvement du pardon où la virilité ne serait plus définie par le statut ou la domination mais pas l’humanité.
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Est-ce la raison qui vous a poussé à écrire ce livre ?
J’ai attendu les excuses de mon père toute ma vie. Je me bats jour après jour contre les violences faites aux femmes depuis 25 ans.
Pendant toutes ces années, j’ai écouté des femmes raconter leur histoire, briser le silence, prenant le risque d’être attaquées, moquées, humiliées et de ne pas être crues. Mais jamais je n’ai vu un seul homme présenter publiquement ses excuses pour les abus sexuels ou physiques commis. J’ai donc décidé d’écrire celles que j’avais besoin d’entendre. Et j’ai réalisé à quel point c’est important de demander pardon. Mon livre est un schéma à suivre en quatre étapes.
1. Admettre ce que vous avez fait.
2. Chercher dans votre enfance, votre histoire, votre culture, pour comprendre ce qui a fait de vous l’homme capable d’une telle violence, comprendre pourquoi.
3. Ressentir ce qu’a ressenti votre victime quand vous l’avez violée ou agressée, ou ‘’incestuée’’, et l’impact à court et à long terme sur sa vie, ouvrir son cœur à la souffrance infligée.
4. Assumer ses responsabilités, s’amender et offrir des réparations si nécessaire.
Conseilleriez-vous aux victimes d’abus sexuels, d’écrire comme vous l’avez fait, les excuses de leur agresseur ?
Beaucoup de femmes m’ont écrit quand le livre est sorti aux États-Unis pour me dire qu’elles avaient rédigé les excuses de leurs agresseurs et que cela avait eu un effet très thérapeutique. Je crois que c’est une des expériences les plus fortes que j’ai vécues dans mon chemin vers la guérison. Mais je ne vous conseille pas de le faire seule, il serait préférable d’être accompagnée par un thérapeute.
Ne serait-ce pas plutôt aux hommes de lire Pardon ?
J’ai écrit ce livre pour que des hommes puissent avoir un modèle, un guide afin de commencer le processus qui les mènera à demander pardon. Un journaliste à Londres a suggéré que chaque victime envoie de façon anonyme ce livre à son agresseur. J’aime beaucoup cette idée.
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