L’élégance tout en couleurs extraordinaires dont Emanuel Ungaro avait le secret survivra à ce fils de tailleur devenu un prince de la mode.
Avec la disparition d’Emanuel Ungaro, nous échappent un peu plus encore ces belles heures de la mode française. Il s’était fait très discret depuis qu’il s’était retiré en 2004. Pourtant, son nom avait gardé la splendeur d’un grand couturier, un nom portant la noblesse d’un art qu’il a su défendre avec passion et rigueur. Même les erreurs de casting et les incongruités qui s’en sont suivies pour faire perdurer la marque n’ont pas eu raison du respect infini que nous avons pour l’un des derniers grands maîtres de la couture. Sa disparition, à 86 ans, nous ramène au temps glorieux de la mode où les créateurs étaient des personnages ; leur vie, un roman ; et les collections, des chapitres exaltés. Le parcours d’Emanuel Ungaro est une histoire à lire, lui qui naît pauvre à Aix-en-Provence et devient l’un des plus flamboyants artisans de la robe. Son père Cosimo, militant antifasciste originaire des Pouilles du Sud, fuit l’Italie et trouve refuge dans le midi de la France. Il est tailleur et apprend à son fils le métier dès l’âge de 9 ans, car il faut aider à la maison. La vie est cependant heureuse, modeste mais joyeuse, parmi ses cinq frères et soeurs.
Un apprentissage auprès des plus grands
De son père, il gardera la détermination et louera constamment le courage. Il lui rendra hommage en appelant sa fille Cosima, et dans le peu d’interviews que le couturier accorde, il aura toujours une digne place : « Mon père antifasciste, disait-il, m’a fait un grand cadeau en m’appelant Emanuel Mattéotti Ungaro. Je porte ce nom comme un oeillet à la boutonnière. » Cela pourrait résumer tout le caractère d’Ungaro, qui tient comme un talisman ce patronyme en l’honneur de Giacomo Matteotti, député socialiste tué par les fascistes. Homme de conviction aussi quand il bataille pour entrer au service du monarque de la couture Cristobal Balenciaga, qu’il rejoint à Barcelone à 25 ans, et auprès de qui il apprendra pendant cinq ans. Puis, deux ans durant, il travaille avec André Courrèges – ex-assistant de Balenciaga qui lui avait présenté le maître et envers lequel il gardera le même sens de la loyauté. Il aura ensuite la volonté inexpugnable de fonder sa maison, sans le sou, avec quatre couturières, dans les gravats. Il veut créer des robes sur mesure alors que la déferlante du prêt-à-porter agit. Il finit les travaux, balaie quand les ouvrières sont parties, livre les clientes, répond au téléphone… En 1965, la maison Ungaro voit enfin le jour, au 2, avenue Montaigne, à Paris. Une adresse fondamentale, qui perdure encore aujourd’hui. Sa première collection : seulement dix-sept robes, mais dans des couleurs audacieuses et des coupes parfaites.
Imprimés, teintes vives et l’importance de la coupe
Deux clientes de haute couture le remarquent aussitôt : Jackie Kennedy et Marie-Hélène de Rothschild. Avec l’artiste Sonja Knapp qui dessine les textiles, il devient un génie des imprimés, des couleurs acides, des teintes de néon sur des vêtements à l’architecture parfaite. Il crée des collections kaléidoscopes. Ungaro juxtapose et superpose dans un tourbillon de couleurs. Rigueur et discipline sont ses maîtres mots, qui lui viennent sans aucun doute de son compagnonnage auprès de Balenciaga. Il le martèle. De Balenciaga, il gardera aussi le bâti d’un vêtement sur un modèle ou un vrai corps, qu’il préfère au dessin. « Chaque tissu est une histoire d’amour, un rapport amoureux avec la matière, le toucher, le sentir. Il faut de la discipline, beaucoup de rigueur et être un peu fou », dit-il. Et peu à peu, il bascule du très structuré vers le beau flou. La rondeur, la légèreté et l’évanescence. Au moment où les femmes s’affirment, il les nimbe de grandes fleurs, de mousseline fluide et de couleurs vibratiles : « Mon but, habiller la femme d’aujourd’hui et lui donner une féminité, un rayonnement, un pouvoir qu’elle perd souvent en réclamant les pleins pouvoirs. » Et il habille les plus célèbres dans la vie et dans les films : Liliane Bettencourt, Lee Radziwill, Catherine Deneuve, Gena Rowlands… Ses plus proches amies devenues des muses sont Anouk Aimée, Marisa Berenson et Christine Orban. Elles lui seront fidèles, distillant avec grâce ce romantisme contemporain qui a fait sa notoriété. Ses drapés savants sont sa plus belle signature, son envolée stylistique. Il a souvent dit : « Vient le temps de la séduction, vient le temps de la féminité. » Et aussi : « L’élément essentiel dans une collection, c’est la tendresse. » Et quand il parlait de son travail : « Les impressions, la souplesse des matières, un nouveau comportement, c’est un autre sourire, une façon d’être dans la vie. »
Discret, plutôt timide, Emanuel Ungaro vivait pour sa création, pour sa maison, car sa maison, de 8 heures du matin à 8 heures du soir, c’était son studio. Pour le reste, il vivait à l’italienne au coeur de Paris, entouré de sa femme, de sa fille, de ses frères et soeurs et amis fidèles, avec cet art de recevoir qui le montrait gai, volubile et tranquille, façon dolce vita. Ceux qui l’ont connu se souviennent de cette silhouette bienveillante mais toujours concentrée. De cette manière à l’ancienne, mais primordiale et aristocratique, de donner vie à une robe. D’Emanuel Ungaro, toujours dans sa blouse blanche à manches à poignet anglais qu’il portait comme une chemise souple sur un T-shirt. Une blouse haute couture réalisée par ses couturières. C’était son luxe. C’était aussi l’uniforme d’un vénérable tailleur, de père en fils.
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