Le journaliste Hervé Gattegno revient sur l’un des épisodes les plus troubles de l’acteur. Et de la Ve République !

L’affaire Markovic ? Une affaire vraiment pas comme les autres puisqu’elle se situe au confluent des mondes du showbiz, du crime organisé, des officines politiques d’alors, tel le Sac gaulliste (Service d’action civique) et d’une justice plus ou moins aux ordres de l’Élysée. À ce jour, elle n’a jamais été véritablement élucidée, même si l’enquête d’Hervé Gattegno tente d’y apporter quelques éclaircissements. Mais, tout d’abord, récapitulons.

Nous sommes le 1er octobre 1968. On découvre par hasard un cadavre en partie décomposé dans une décharge d’Élancourt (Yvelines). Malgré l’état de la dépouille, ses empreintes digitales permettent d’identifier rapidement le défunt. Il s’agit d’un certain Stevan Markovic, ressortissant yougoslave résidant en France depuis 1958 et « défavorablement connu des services de police », pour reprendre l’expression consacrée. Son crâne a été défoncé à l’aide d’un « objet contondant, volumineux et pesant », un marteau, semble-t-il. La date de sa mort ? Dans la nuit du 22 ou du 23 septembre.

Les enquêteurs imputent alors à une rixe entre voyous ce fait divers a priori banal. Mais l’enquête prend un tour nouveau avec la réception d’une lettre d’Alex Markovic, le frère de la victime. Et c’est là que tout se complique. En effet, cette missive implique directement Alain Delon ainsi qu’un certain François Marcantoni, l’un de ses amis, figure bien connue de la pègre corse, mais assurant s’être depuis « rangé des affaires ».

Résultat ? L’acteur et son épouse, Nathalie, sont interrogés par la police le 12 octobre suivant. Il y a évidemment là matière à un interrogatoire poussé, sachant que Stevan Markovic est l’homme à tout faire de la plus belle gueule du cinéma français depuis au moins deux ans. Mieux, il est tellement entré dans l’intimité du couple, qu’il a fini par nouer une idylle avec Nathalie Delon. Là où tout se complique, c’est quand une autopsie plus poussée permet de découvrir que cet homme vivant plus ou moins de ses charmes a été achevé d’une balle de 6,35.

Amours échangistes

L’hypothèse d’une bagarre ayant mal tourné ne tient plus la route : il s’agit d’un règlement de comptes ; voire d’un contrat mis sur la tête de Markovic. Sur fond de sordide chantage ? Le Figaro, sans attendre que les enquêteurs fournissent leur version, livre aussitôt la sienne à ses lecteurs : « Repris de justice, Markovic avait réussi à se faire de nombreuses relations dans les milieux de la politique, du spectacle et de la chanson. C’est ainsi que l’on évoque les noms de plusieurs actrices, de chanteuses, celui de la femme d’un ancien ministre du gouvernement, d’un député, de deux hauts fonctionnaires et de plusieurs vedettes. » Lesquels seraient soumis au chantage de Stevan Markovic, photographe amateur qui aurait immortalisé leurs galipettes de groupe. Seront alors évoqués par L’Aurore les noms de Marie Laforêt et de Nicoletta.

La première, dont certains murmurent qu’elle aurait versé 22 millions d’anciens francs à son maître chanteur, répondant aux questions des enquêteurs, affirme : « Je suis restée fidèle à mes compagnons et jamais je n’ai participé ni même assisté à une partouze. » Idem chez Nicoletta : « Je m’offusque qu’on puisse m’imaginer dans des parties fines. Je suis assez libre en amour, mais je n’aime qu’un partenaire à la fois. »

Malgré ces dénégations, le Tout-Paris n’en finit plus de bruire de mille et une rumeurs. Au rang de ces dernières, l’une semble plus persistante que les autres : la participation de Claude Pompidou, épouse de l’ancien Premier ministre, à ces amours échangistes.

Le piège se referme

Là, changement brutal de braquet avec la supposée participation de la femme de celui qui est alors tenu pour successeur naturel du général de Gaulle à l’Élysée à ces soirées d’un genre particulier… Michel Jobert, l’ancien directeur de cabinet de Georges Pompidou, saisit, à l’occasion d’un dîner mondain, cet échange entendu entre deux sommités des nuits parisiennes : « Ce sont les Pompidou qui vont trinquer ! » En bonne logique, l’Élysée et Matignon auraient dû immédiatement mettre au courant l’ancien Premier ministre de ces bruits mortifères. Il n’en sera rien car, dans la galaxie gaulliste, Georges Pompidou demeure un intrus. Sans avoir forcément participé à la Résistance, il s’est tenu tranquille durant les années sombres et ne peut donc s’auréoler du prestige d’un compagnon de la Libération. Pis, son passé de « banquier » chez Rothschild lui colle à la peau. Dès lors, le piège se referme sur l’homme de Montboudif (Cantal). Surtout quand l’administration pénitentiaire intercepte la lettre d’un certain Borivoj Akov, lui aussi ressortissant yougoslave, dans laquelle il assure avoir accompagné Stevan Markovic à une partouze organisée dans une villa de Montfort-l’Amaury, à laquelle aurait participé Claude Pompidou.

Devant un tel tumulte, le général de Gaulle, obligé de sortir de son silence, somme son nouveau Premier ministre, Maurice Couve de Murville, d’en avertir son prédécesseur. Ce qu’il ne fera pas. Georges Pompidou n’étant pas l’un de ses meilleurs amis politiques, loin s’en faut. En attendant que cet extravagant imbroglio se dénoue, François Marcantoni, assassin présumé de Stevan Markovic, est incarcéré avant d’être libéré en décembre 1969.

Et ensuite ? La participation de Claude Pompidou à ces soirées libertines ne demeurera qu’un bobard, les photos circulant n’étant que grossiers montages ! Son époux, malgré les embûches dressées sur son chemin, parviendra à s’installer à l’Élysée, avant de décéder, le 2 avril 1974, des suites d’une longue maladie. Mais avant de rendre l’âme, il avait en poche un mystérieux carnet, où il avait personnellement noté les noms de tous ceux qui lui avaient « manqué » dans ce feuilleton politico-médiatique hors normes.

“Delon, moi et Dieu”

Seulement, l’ombre d’Alain Delon n’a jamais fini de planer sur cette ténébreuse histoire. Hervé Gattegno : « Alain Delon et le couple Pompidou se sont connus chez Pierre Lazareff, le légendaire directeur de France-Soir. Ils ont soupé à la même table, disputé les mêmes parties de poker. Ils n’étaient pas proches, mais Delon était gaulliste et le couple Pompidou fréquentait les artistes. » Étrange mélange, soit dit en passant, qui aurait probablement poussé notre gloire du septième art à, non point mentir, mais au moins à oublier de dire toute la vérité. En effet, aurait-il assuré aux enquêteurs avoir rompu les ponts avec le sulfureux Stevan Markovic un peu plus tard que prétendu. Ayant oublié de se rappeler d’une rencontre avec lui, lors du tournage de La Piscine, de Jacques Deray, sorti en 1969, durant lequel l’acteur se serait entretenu avec un mystérieux Misha Slovenac, lié à Stevan Markovic, histoire de régler à l’amiable l’éviction de ce dernier du proche entourage du Samouraï, tandis que François Marcantoni aurait été lié à ce sordide marchandage. Et Hervé Gattegno de résumer : « Quel que soit son rôle, il est certain qu’Alain Delon n’a pas tout dit. »

Après, qu’en déduire ? Les principaux protagonistes ne sont plus de ce monde. Georges Pompidou certes ; mais François Marcantoni, surtout, parti le 17 août 2010, à 90 ans passés. Alain Delon n’avait pu assister à son ultime anniversaire, ce dont il se désolait. Mais, peu avant de rendre l’âme, ce voyou, qui était aussi grand patriote, décoré de la croix de guerre et de la médaille de la Résistance, eut finalement les mots résumant au mieux cette tortueuse affaire : « Nous ne sommes que trois à savoir la vérité. Delon, moi et Dieu. Or, ce dernier ne balance jamais. » La messe est dite.

Nicolas GAUTHIER

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