- Pour Farid Bernard, il y a eu un avant et un après Sauvage. Sa carrière s’est arrêtée après avoir eu un rôle de premier plan dans ce film LGBT et avoir affiché son homosexualité.
- Il raconte avoir été conseillé par son agent de ne pas se montrer main dans la main avec son mari pendant le Festival de Cannes où Sauvage était sélectionné à la Semaine de la critique.
- Si s on témoignage semble donner raison aux propos de Muriel Robin qui a critiqué mi-septembre l’homophobie dans le cinéma français, ce dernier se défend de toute discrimination dans le cas de Bernard. Dans
Il est le premier à parler publiquement. Farid-Eric Bernard, un comédien ouvertement gay, a choisi 20 Minutes pour appuyer le cri du coeur de Muriel Robin sur la question de l’homophobie dans le cinéma français. Mi-septembre, sur le plateau de « Quelle époque ! » sur France 2, l’humoriste s’était insurgée : « Je connais les acteurs homosexuels français, ils se taisent », car il n’y a pas d’interprètes gays ou lesbiennes affichées « qui font de grande carrière ». L’exemple de Farid-Eric Bernard fait-il partie de ces cas qui doivent conduire le milieu du cinéma français à une introspection critique de certaines pratiques discirminatoires ?
« A partir du moment où il y a eu Sauvage [réalisé par Camille Vidal-Naquet], il y a eu une espèce de trou », explique celui qui partage la tête d’affiche avec Félix Maritaud. Le film, salué par la presse et sélectionné à la Semaine de la critique au Festival de Cannes en 2018, raconte l’histoire du jeune Léo (Félix Maritaud) qui vend son corps au Bois de Boulogne en quête d’un peu de douceur. Il tombe amoureux de Ahd (Farid-Eric Bernard), gay refoulé très viril qui se prostitue également. La performance de Farid-Eric Bernard, qui tient l’un des rôles principaux de ce premier film au « tableau final (…) poétique et trouble », selon Télérama, est remarquée. Qualifié de « sensationnel » par Les Inrocks, il se dénude dans plusieurs scènes sexuelles explicites qui l’exposent, pendant la promotion du film, à des questions sur sa vie intime. Le comédien choisit de ne pas cacher son homosexualité à la presse.
« Je passe mon temps à essayer de te faire passer pour un petit hétéro »
Après avoir monté les marches d’une sélection très prisée du Festival de Cannes, on aurait pu s’imaginer que quelques portes allaient s’ouvrir, comme cela a été le cas pour un certain nombre de comédiennes et comédiens à l’affiche d’œuvres présentées dans une sélection de la Croisette. On pense à la jeune Garance Marillier (tête d’affiche de Grave, de Julia Ducournau), par exemple, ou même à Pierre Deladonchamps révélé en 2013 dans L’Inconnu du lac, le film LGBT sulfureux réalisé par Alain Guiraudie et présenté à Un Certain Regard. De l’avis des professionnels du cinéma que nous avons contactés, des propositions intéressantes auraient dû se présenter. D’autant que, rappelons-le, Farid-Eric Bernard est un comédien racisé. Une caractéristique de plus en plus recherchée par un monde de l’audiovisuel, poussé par les grandes plateformes de streaming, qui a fait son autocritique sur ses biais racistes. Sur le papier, l’arrêt brutal de la carrière de Farid-Eric Bernard est difficile à appréhender. Surtout dans un milieu du cinéma qui nie en bloc toute homophobie.
Pour accréditer son ressenti, Farid-Eric Bernard raconte un incident qui s’est déroulé pendant le Festival de Cannes en 2018. « Je me rends à un dîner avec mon mari Fabien*, il y a des producteurs. On est main dans la main. Mon agent, lui-même homosexuel, traverse la salle et me dit » Eric, tu arrêtes ton cirque « . Avec Fabien, on se regarde, on se lâche la main. Je ne veux pas faire d’esclandre ». Le soir même, l’agent revient sur cet épisode. « Il me dit : » Moi, je passe mon temps à essayer de te faire passer pour un petit hétéro, là, tu sapes mon travail et si c’est la direction que tu veux prendre, je ne te suis pas « . Sans doute que c’était prémonitoire, sans doute qu’il avait raison », déplore Farid-Eric Bernard.
Son époux se souvient. « Quand on était à Cannes, j’étais accrédité par la boîte de production, je ne pouvais pas être là en tant que conjoint de Farid-Eric. Et la seule fois où on sort en tant que +1, l’agent a piqué une colère. » Ça ne se fait pas, ça casse tout ce que je fais pour te trouver du travail « . D’un coup, tu comprends que ton +1, s’il est du même sexe que toi, ça pose problème. Tu n’es pas dans le militantisme, tu fais quelque chose que n’importe quel couple hétéro pourrait faire », analyse Fabien qui utilise volontiers le terme de « biais cognitifs » pour expliquer comment Farid-Eric Bernard est passé d’un comédien tout public à un comédien estampillé LGBT.
Du côté de son agent de l’époque, le point de vue est plus nuancé. « Je ne lui ai pas conseillé de ne pas s’afficher, se défend-il. On était sur la sortie de Sauvage, assez polémique avec des scènes de sexe un peu violentes. Je lui ai dit que comme le film était polémique sur la Croisette, il fallait éviter d’ajouter de la polémique à la polémique. C’est de la gestion de carrière. Si jamais tu t’enfermes dans cette image de couple gay avec une montée des marches avec ton mec main dans la main, ça va faire la une de tous les journaux et nous, derrière, on va galérer comme des fous pour te permettre de faire autre chose. Il a suivi mon conseil et derrière il a eu accès à d’autres projets sur des personnages hétéros », pointe-t-il. Il a effectivement tourné en 2019 dans Les Hommes de Namsam, un film coréen présenté aux Oscars en 2021, qui lui a permis d’avoir quatre jours de tournage sur toute l’année.
Le montant des cachets dégringole
Pourtant, le coup d’arrêt est assez net. Farid-Eric Bernard a connu une période faste en 2016 et 2017 où il pouvait compter sur 20 à 50 jours de tournage pour des téléfilms et des séries grand public à la télévision, et ponctuellement des rôles pour le cinéma comme le thriller 11.6 de Philippe Godeau, en 2013. Largement suffisant pour faire ses heures d’intermittence sans s’inquiéter. A partir de 2018, après Sauvage, il ne tourne quasiment plus. Trois ans de désert absolu ou presque. Oui, il y a eu le Covid-19. Mais entre 2018, année de la sortie de Sauvage, et mars 2020 où la France a été confinée, il s’est passé deux ans. Le montant de ses cachets aussi a dégringolé. Il a été divisé de moitié. « Tu es moins bankable, donc tu acceptes. Je me suis mis à accepter la publicité parce qu’il fallait manger », confie-t-il.
Est-il mauvais acteur ? Est-il difficile sur un plateau ? Une diva ? Raphaël Lenglet, acteur et réalisateur, qui l’a fait tourner dans Candice Renoir sur France 2, décrit au contraire un « haut niveau de professionnalisme » et « un talent brut indéniable ». Meriem Amari, directrice de casting grâce à qui il a décroché un petit rôle dans le prochain film de Kiyoshi Kurosawa ne tarit pas d’éloge. Elle fait régulièrement appel à Farid-Eric Bernard pour donner la réplique à des acteurs qu’elle veut revoir en auditions, nommées calls back. « Je fais ces calls back en présence des réalisateurs et comme je ne veux pas pénaliser les comédiens qui passent les essais, je demande à d’autres comédiens [qui n’ont pas le profil pour le rôle en question] de leur donner la réplique. Je ne ferais pas appel à Farid-Eric Bernard s’il n’était pas bon, je me tirerais une balle dans le pied », insiste-t-elle. A chaque fois, confie-t-elle, les réalisateurs présents aux essais sont bluffés par sa prestation. « Ils me disent : » il est génial » », sourit-elle.
Meriem Amari avance un manque d’imagination du milieu du cinéma, prompt à enfermer les comédiens dans des cases, et une autocensure des agents pour expliquer cette traversée du désert. « A partir du moment où on a vu un comédien dans un rôle aussi important, aussi précis que le sien [dans Sauvage], c’est-à-dire un jeune homme gay, on se dit peut-être qu’il ne peut jouer que les gays. Je pense qu’il y a aussi des agents qui n’osent pas proposer ce profil sur d’autres registres », envisage celle qui assure le présenter pour tous types de rôles, même des tout petits. Son agent de l’époque, que Farid-Eric Bernard a quitté deux ans après la sortie de Sauvage, évoque des erreurs de stratégie et le fait qu’il n’était qu’un second rôle dans le film. « Après Sauvage, il est parti chez un agent qui ne maîtrisait pas le travail après une sélection officielle », souligne-t-il. Pour Farid-Eric Bernard, l’argument ne tient pas. Il a trouvé un nouvel agent seulement à l’été 2020. Deux ans, selon lui, c’était largement suffisant pour capitaliser sur une sélection cannoise.
De l’homophobie systémique ?
Quand on évoque l’argument de l’homophobie aux professionnels qui accompagnent ou ont accompagné sa carrière, l’idée est toutefois balayée d’un revers de main. Meriem Amari, tout comme la directrice de casting Sylvie Brocheré, assurent ne pas s’intéresser à l’orientation sexuelle des acteurs pour les proposer sur des rôles. C’est de l’ordre de l’intime, selon elle. « Il n’y a aucune homophobie agressive dans le cinéma, je suis bien placé pour le savoir, affirme son ancien agent. Mais peut-être que de façon inconsciente, il y a des portes qui se ferment pour certains rôles parce que les producteurs, les diffuseurs ou les distributeurs se disent : » Ah non, ce n’est pas possible « . N’est-ce pas un peu comparable à l’époque très récente où on ne voyait jamais des acteurs ou actrices racisés pour interpréter des rôles de président de la République, chirurgiens, ou magistrats ?
Manque d’imagination, biais cognitifs, homophobie inconsciente : la réalité semble aller dans le sens des critiques de Muriel Robin sans les rejoindre tout à fait. Farid-Eric Bernard peut-il accéder à un premier rôle dans une série grand public ou un unitaire pour une grande chaîne de télévision après avoir montré son sexe dans un film gay ? « J’ai bien peur que cela pose un problème », se désole Aisha Ponelle, son agent actuel. Dans les faits ? Après avoir fait son coming out pendant la promotion de Sauvage en 2018, film LGBT d’une poésie et d’une sensibilité à couper le souffle, Farid-Eric Bernard n’a (quasiment) plus travaillé.
* Le prénom a été modifié.
20 secondes de contexte
Ce témoignage fait suite à la parution d’une première enquête sur l’homophobie dans le cinéma, après les propos de Muriel Robin sur France 2. Farid-Eric Bernard a contacté l’autrice de ces lignes après avoir entendu par l’intermédiaire d’un autre comédien qu’elle recherchait des personnes se sentant concernées par cette forme de discrimination.
Source: Lire L’Article Complet