Étoile du New York City Ballet, chorégraphe du L.A. Dance Project, ancien directeur de la danse à l’Opéra de Paris… Comme si son Curriculum Vitae n’était pas suffisamment impressionnant, Benjamin Millepied s’est lancé un nouveau défi : réaliser son premier long-métrage. Défi sur le défi ? Réinventer le mythique opéra du compositeur Georges Bizet créé en 1875.
Le Bordelais installé à la Cité des Anges a filmé et chorégraphié la fuite de Carmen, incarnée par Melissa Barrera, ici jeune mexicaine, fille d’une flamenca assassinée, qui tente de traverser la frontière, et de l’Américain Aidan, vétéran d’Afghanistan traumatisé, interprété par Paul Mescal, révélé dans Aftersun. Un tandem a priori impossible, lié par un évènement, et leurs corps en mouvement dans les scènes de danse qui nous transportent, dans des décors magiques.
Road-movie, romance dramatique, film musical… Il paraît complexe de qualifier Carmen version Benjamin Millepied, en salles depuis le 14 juin 2023. Parce que cette réalisation est autant ancrée dans un contexte contemporain qu’onirique. Après tout, pourquoi, la ranger quelque part ? Le primo-réalisateur revendique ce parti-pris insaisissable, sa liberté de création… qui colle à celle de Carmen.
Carmen, femme libre dans une version davantage sociétale
Marie Claire : Carmen a été adapté sur Toile une vingtaine de fois. Pourquoi vous êtes-vous lancé dans un tel projet pour votre première réalisation ?
Benjamin Millepied : Je ressentais ce désir d’adapter une tragédie classique. Carmen, dans le décor réaliste de Francesco Rosi, m’avait marqué quand j’étais jeune. Puis il est resté avec moi. J’ai aussi été poussé par mes passions pour le flamenco et la culture tzigane.
Quand on vit à Los Angeles, on ne peut pas être aveugle à tout ce qu’il s’y passe.
Qu’est-ce que votre réinvention apporte de plus ou de différent au mythe Carmen ?
Il y eut d’abord plusieurs versions de scénarios, proches du livret. Puis, petit à petit, j’ai retiré tout ce qui me semblait être des stéréotypes.
Je me suis rendu compte que je voulais rendre cette Carmen plus humaine. Je ne voulais pas qu’elle soit cet objet du désir, cette jeune femme pas vraiment capable d’aimer ou d’être aimée, et à qui l’on fait payer sa liberté. Carmen a un riche héritage culturel, vit dans un environnement très difficile, où elle est sauvée par la danse, et a cette quête de liberté. C’était elle que je souhaitais dépeindre, simplement.
Dans votre version, l’intrigue se déroule à la frontière mexicaine et en Californie, et non à Séville, en Espagne, comme l’initiale. Pourquoi ce choix ? Que raconte-t-il ?
Il m’était capital de raconter une histoire dans un endroit qui m’interpelle. Quand on vit à Los Angeles, on ne peut pas être aveugle à tout ce qu’il s’y passe. C’est une ville très mexicaine, avec beaucoup d’immigrés et de sans-papiers. Il s’agit de sujets sociétaux très importants. Comme les migrants qui ont traversé la frontière au péril de leur vie et qui sont sont très mal accueillis, et les soldats qui reviennent de guerre avec une qualité de vie totalement diminuée, qui sont comme des fantômes, dans des villes où ils sont démunis d’opportunités, à l’instar du personnage d’Aidan.
Qu’est-ce qui vous séduit dans cette histoire d’amour entre Carmen et Aidan, vos personnages principaux ?
Carmen va rencontrer un homme différent de tous ceux qu’elle a connu jusqu’alors. Pareil pour Aidan : il rencontre une femme qui n’est pas comme les autres, qui n’est pas de son mode, et qui le touche. Et alors, ils sont transformés par cette expérience. Il éprouve ce besoin d’être avec elle, quoi qu’il en soit. Lui l’accompagne vers la vie, elle, vers la mort. Comme un passage fort entre eux. Une forme de destinée.
La sororité, avec Rossy de Palma
Rossy de Palma surgit alors à l’écran, énigmatique meneuse de revue, mystique, tante protectrice et fusionnelle de Carmen. Qu’avez-voulu transmettre à travers son personnage ?
La mère de Carmen est tuée au début film, et pourtant, l’accompagne tout du long, car la communauté Roma au Mexique a ce rapport précis aux morts : ceux-là escortent leurs proches dans la vie. La relation entre ces trois femmes – cette mère disparue, Carmen, et Masilda, le personnage de Rossy de Palma – est extrêmement forte dans le film. Elle protège Carmen durant toute sa fuite.
Il y eut une amitié très forte entre ces trois actrices qui s’est produite pendant le tournage. Une sororité, quelque chose de très beau, très instinctif, mené par Rossy de Palma.
En réalité, la mère de Carmen ne devait pas réapparaître à l’écran. Mais il y eut une amitié si forte entre ces trois actrices durant le tournage, que j’ai laissé faire. Une sororité, quelque chose de très beau, très instinctif, mené par Rossy de Palma. Ce lien entre elles avait beaucoup de sens à l’écran.
Qu’est-ce que votre bagage de chorégraphe et danseur étoile vous a apporté pour cette première expérience derrière la caméra ?
Le métier de chorégraphe, c’est, avant tout, créer avec des cordes dans l’espace et le temps. Les entrées de scènes, les sorties de scènes, un début, une fin, la structure, le rythme… Il existe, dans la danse, beaucoup d’éléments qui sont ceux de la mise en scène.
J’ose d’ailleurs dire que certains réalisateurs sont de grands chorégraphes, par la qualité de leur mise en scène.
Il y a aussi la lumière en commun, que j’adore travailler. J’ai déjà éclairé certains de mes spectacles. Je me suis même créé un espace à Los Angeles où je peux répéter en essayant des lumières qui viennent de points différents, pour expérimenter, trouver une sensibilité juste par rapport à ce qui se raconte dans le mouvement, dans les danses.
Et la photographie ?
J’ai un amour de la photographie depuis toujours. Il était important pour moi de toujours poser la caméra dans un endroit qui me donnait un immense plaisir. Je voulais être amoureux des cadres, chaque jour. Et faire en sorte qu’il n’y en ait aucun plus faible que l’autre.
Invitation au voyage
À l’inverse de votre démarche avec Carmen : un film culte à vos yeux que vous rêveriez d’adapter en spectacle ?
Phantom of the Paradise de Brian De Palma. J’ai commencé à réfléchir à une adaptation de ce film culte en France mais peu connu des Américains, lui-même inspiré du Fantôme de l’Opéra [roman de Gaston Leroux, paru en 1909, ndlr].
J’ai très envie de reprendre cette histoire, qui est déjà nourrie de plein d’histoires différentes – Orphée et Eurydice, Le Portrait de Dorian Gray, La Damnation de Faust… – et d’en créer une autre, futuriste. Mais c’est un film qui coûtera cher, ce n’est pas pour tout de suite. [Il rit.]
Je trouve très intéressant le fait d’être confronté à des choses inattendues, qui nous plongent dans des univers loin des nôtres. Ce sont souvent ces films-là qui marquent.
Quel est votre premier souvenir de cinéma ?
Je me souviens très bien d’être aller voir, enfant, Le Salon de musique de Satyajit Ray, un film indien qui se déroule sur un temps long, à l’image du rythme de la vie. Je me rappelle aussi de la projection d’On achève bien les chevaux de Sydney Pollack. Ces deux réalisations n’étaient pas du tout adressées à un petit garçon de mon âge, mais je trouve très intéressant le fait d’être confronté à des choses inattendues, qui nous plongent dans des univers loin des nôtres. Ce sont souvent ces films-là qui marquent.
Votre film est lui aussi inattendu. Qu’aimeriez-vous que l’on ressente en sortant de la séance ?
C’est vraiment un voyage. La musique est très singulière, le film n’est pas conventionnel, mais je pense qu’il faut se laisser porter par ce qu’il a à offrir. J’ai vraiment rapproché très fortement cette réalisation d’une création de danse, parce qu’elle laisse la place au public d’en tirer ce qu’il veut, d’imaginer des choses diverses. Je ne voulais surtout pas donner toutes les réponses. Il m’importait de ne pas faire un film qui explique tout pour ce premier geste.
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