Sélectionné ou évincé ? La question a tenu en haleine le milieu du septième art le 13 avril 2023. Pourtant pressenti pour figurer en Sélection Officielle du Festival de Cannes, Le Retour, le dernier long métrage de Catherine Corsini (La Fracture, La Belle Saison)n’est pas mentionné lors de l’annonce des films en compétition.
Le Parisien révèle alors que le conseil d’administration du Festival a suspendu ce choix afin d’en savoir plus sur « la situation de l’œuvre ».
« Le Retour » de Catherine Corsini : soupçons de harcèlement et d’irrégularités
Selon le quotidien, des faits de harcèlement moral de la part de la réalisatrice et des « gestes déplacés » de la part de deux autres membres de l’équipe sur deux comédiennes ont été dénoncés par un ou plusieurs membres du tournage. Une actrice non professionnelle aurait notamment rapporté le geste déplacé d’un coach à son encontre.
En réponse, Catherine Corsini aurait écarté la jeune femme du film tout en maintenant la personne mise en cause à son poste. Ces faits ont fait l’objet d’un signalement auprès du procureur de la République et le Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de travail de la production cinéma (CCHSCT) a rendu un rapport après enquête. À ce jour, aucune plainte n’a été déposée.
Autre versant qui sème la confusion : selon Télérama, Le Centre national du cinéma et de l’image animée, connu sous l’acronyme « CNC », a gelé à la mi-janvier sa subvention de 680 000 euros initialement accordée pour la réalisation de ce film.
Le Retour met notamment en scène l’éveil sentimental et sexuel de deux adolescentes lors d’un été en Corse. La production est tenue de soumettre chaque partie du scénario impliquant des mineur·es à la Commission des Enfants du Spectacle et particulièrement celles à caractère sexuel.
C’est un signal dévastateur envoyé aux victimes de violences sexistes et sexuelles. – Collectif 50/50
Cependant, une scène de masturbation entre un acteur de 17 ans et une actrice de 15 ans et demi a été tournée sans être examinée au préalable par cette Commission. Elle ne figurait pas dans la version qui lui a été transmise. Une infraction que l’entourage de la réalisatrice, qui en est pourtant à son douzième long métrage, tente de minimiser. Sa productrice, Élisabeth Perez, évoque une « erreur administrative » et un simple oubli.
Dans un communiqué relayé par Allociné, Esther Gohourou, la comédienne mineure, défend la réalisation. « On savait ce qu’on allait devoir tourner, qu’on ne verrait que les visages et qu’on aurait pas à se toucher en vrai. Et c’est ce qui s’est passé. Certaines personnes ont appelé l’assistante sociale du lycée pour dire des choses qui n’avait rien avoir avec ce qui s’est passé (…) Harold [l’autre jeune acteur, ndlr] va bien et je vais bien ».
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Après enquête, le comité de sélection du Festival réintègre Le Retour en Sélection Officielle le 24 avril dernier, et ce, malgré les manquements avérés et les accusations de violences sexuelles.
« Le Festival fait un travail de sélection sur des critères de qualité, mais aussi de diversité de nationalités, de casting, de parité. Il pourrait aussi écarter les films sur lesquels pèsent des accusations, remarque une membre d’une société de distribution qui se rend régulièrement à Cannes. Il n’a pas fait ce choix, ce qui trahit son manque d’engagement à faire attention à ces problématiques ».
Au lendemain de cette annonce, le Collectif 50/50, qui œuvre pour la parité et la diversité dans le monde du cinéma depuis 2018, s’est déclaré « consterné », dans un communiqué partagé sur son compte Twitter. « C’est un signal dévastateur envoyé aux victimes de violences sexistes et sexuelles, considère l’association. C’est aussi une manière de renforcer les connivences qui règnent dans notre industrie, et qui empêchent la libération apaisée de la parole sur ce sujet crucial ».
Dans un communiqué publié sur son site, le Syndicat des Professionnels des Industries de l’Audiovisuel et du Cinéma (SPIAC) souligne que « faire le choix de sélectionner ce film envoie de fait un message très clair : les violences morales, sexistes et sexuelles ne sont pas un sujet pour le Festival de Cannes ».
Mardi 16 mai, jour de l’ouverture de Festival, son directeur général, Thierry Frémaux, a réagi sur les ondes de France Inter à cette polémique, qu’il qualifie d' »histoire complexe ». « Je ne sais pas ce qui a pu se passer sur ce tournage, pas autant qu’on l’a dit, on est quand même entre le procès en sorcellerie et la rumeur d’Orléans », estime-t-il.
« Dérouler le tapis rouge » à Johnny Depp
Autre film à l’honneur, qui provoque l’indignation des féministes : Jeanne du Barry de Maïwenn, en compétition officielle. Le film historique met en scène Johnny Depp en Louis XV a été choisir pour faire l’ouverture du Festival de Cannes 2023 le 16 mai prochain. Un retour au cinéma en grande pompe pour l’acteur accusé de violences conjugales par son ancienne conjointe Amber Heard, alors qu’il sort d’une longue bataille judiciaire ultra-médiatisée.
« C’est le film qui a été choisi », appuie Thierry Frémaux au micro de France Inter. Au magazine Variety, le délégué général du Festival cannois, justifie son choix, qu’il ne juge « pas controversé ». « Si Johnny Depp avait été interdit de travailler, cela aurait été différent, mais ce n’est pas le cas », argumente-t-il, s’appuyant sur le fait qu’il « a gagné le procès ».
Pourtant, en réalité Johnny Depp a perdu son premier procès en diffamation contre le tabloïd The Sun, qui l’accusait de violences conjugales. La justice britannique a précisé que ce qui avait été publié était « substantiellement vrai ». Le second procès, de l’autre côté de l’Atlantique, plus récent et davantage suivi par l’opinion, a reconnu les deux ex-époux coupables de diffamation.
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« Johnny Depp est devenu un symbole pour les masculinistes et son procès contre Amber Heard était un peu le procès anti-MeToo, rappelle Lauriane Nicol, créatrice du média Lesbien Raisonnable. Ça ne pose pas de problème à Thierry Frémaux de dérouler le tapis rouge (littéralement) à Johnny Depp. On va le voir triompher, l’applaudir et ça donne l’impression que ce qu’il a fait n’est pas très grave », déplore-t-elle.
Questionnée sur l’éventualité que la Sélection 2023 puisse porter un message, Lauriane Nicol est catégorique. « C’est une sélection anti-MeToo. Thierry Frémaux a voulu dire à nous, les féministes, qu’il n’en a rien à faire de nos idées, qu’elles n’ont pas leur place chez lui. Et ça se ressent aussi dans son choix de réalisatrices et réalisateurs, très ancien monde », estime-t-elle.
The Idol, accusé de promouvoir la culture du viol
Enfin, dans la catégorie Hors Compétition, se trouve cette année la série The Idol, « l’histoire d’amour la plus sordide de tout Hollywood », selon HBO à la production. Ce devait être une satire féministe sur l’industrie musicale et la façon dont les jeunes célébrités sont manipulées. Puis en cours de route, The Weeknd, co-créateur de la série et l’un des acteurs principaux, aurait estimé que le projet tendait trop vers une « perspective féminine ».
La réalisatrice Amy Seimetz a été évincée après avoir tourné 80% de la série. Adieu le « female gaze » selon une édifiante enquête de Rolling Stone, qui révélait, début mars dernier, les coulisses du tournage « chaotique et hors de contrôle », selon les qualificatif du média culturel, qui a récolté au total treize sources anonymes.
Sam Levinson, réalisateur d’Euphoria, a réécrit presque entièrement le scénario, retourné des épisodes dans leur intégralité et vidé la série de son message initial. Désormais, toujours selon le magazine américain, place à la culture du viol et aux scènes dégradantes.
D’après trois témoins de Rolling Stone, dans l’une des scènes réécrites, le personnage de The Weeknd, propriétaire d’un club de Los Angeles et leader d’un culte secret, frappe violemment celui de Lily Rose-Depp, sa nouvelle petite-amie, une chanteuse pop. Celle-ci devait alors sourire et demander à être de nouveau frappée. Une requête qui aurait provoqué une érection à son conjoint, toujours selon les accusations de trois témoins qui affirment avoir lu ce scénario.
Dans une autre scène, Lily-Rose Depp devait insérer un œuf dans son vagin, et tout faire pour qu’il ne tombe ou ne se casse pas. Le personnage de The Weeknd refuserait de violer sa partenaire si celle-ci échouait. Et elle, le supplierait de tout de même le faire. Une scène violente, qui banalise le viol conjugal, et que, comme la première décrite, n’a pas été tournée, car selon ces mêmes sources, la production ne savait pas comment la réaliser.
Si le mouvement #MeToo a émergé en 2017 par des figures de l’industrie du cinéma, la mue est encore longue. Cette année, six réalisatrices figurent parmi les sur 19 films annoncés en Compétition officielle. Un record.
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