C’est Pâques. Elle quitte son tournage à Londres pour passer trois jours à Paris, en famille. Notre interview et la séance photo sont calées le samedi. Pourtant, la perspective d’un tel entretien ne plaît à personne (les photos prenant du temps, les mots trinquent toujours).
Sauf que le programme est chargé ; comment faire autrement ? Une idée jaillit : nous nous sommes souvent rencontrées par le passé, pourquoi ne pas changer de dispositif ? Une salve de questions écrites par exemple – auxquelles réagir le plus spontanément possible, mais à tête reposée. « Génial ! », dit-elle.
Avec une telle actrice, la correspondance promet d’être plus intrigante encore. Outre un Oscar, un César, et d’innombrables récompenses, Juliette Binoche est la seule actrice (avec Julianne Moore) à avoir obtenu un prix d’interprétation dans les trois plus grands festivals de cinéma : Cannes, Venise, Berlin. À 59 ans, elle a joué dans plus de 60 films. Parmi ses derniers, Le Lycéen de Christophe Honoré (2022) ou Ouistreham d’Emmanuel Carrère (2021).
Deux jours plus tard, Juliette Binoche envoie ses réponses par mail. Des mots sans filtre, comme promis.
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Votre état d’esprit en ce moment même ?
Je prends le train pour Londres cet après-midi et retrouve l’équipe du film demain [Queen At Sea, sous la direction de Lance Hammer, avec aussi Tom Courtenay, Anna Calder-Marshall, Florence Hunt, ndlr]. Je n’ai plus que quelques jours de tournage, le sentiment d’accomplissement n’est pas loin. Et je rapporte des oeufs en chocolat pour tout le monde !
Diriez-vous que vous avez de la chance ? Que vous êtes née sous une bonne étoile ?
J’ai la chance d’avoir une belle santé, un acupuncteur pour me réparer, et depuis 30 ans, une assistante, Lina, qui m’accompagne avec ardeur et fidélité.
Quant à la bonne étoile… En France, nous pourrions dire que nous sommes nés sous une bonne étoile, par rapport à certains pays où la pauvreté et la condition féminine sont inacceptables. Mais peu le ressentent dans leur vie quotidienne…
Moi, j’ai cru à cette étoile et j’ai pu vite reconnaître ce pour quoi j’étais faite : le théâtre. En misant tout sur ce désir, c’est arrivé. Pas exactement comme je l’avais imaginé, car il y eut des doutes, des arrêts, des douleurs… Mais la foi traverse et retourne tout, elle aide à transformer ses rêves en réalité. Au fond, j’espère que nous sommes tous nés sous une bonne étoile.
Vous venez de fêter vos 59 ans. Est-ce reposant de vieillir, le regard qu’on porte sur soi étant plus serein ? Ou alors a-t-on, toujours envie de (se) plaire ?
C’est difficile de vieillir au cinéma. Mais se sentir bien dans son corps fait qu’on supporte mieux les changements de son visage. Le vieillissement rend plus vulnérable mais aussi plus vrai. La caméra agit comme une loupe sur notre figure, on est presque obligé d’être encore plus juste pour dépasser le risque d’un jugement physique.
Malgré tout, je ne suis pas différente des autres, je me pose des questions : comment résister aux tentations de la chirurgie et assumer « mon vrai visage » – ainsi que je le disais dans Code Inconnu de Michael Haneke.
Lors du discours de Jamel Debbouze aux Césars, votre intervention en défense du cinéma d’auteur était-elle scénarisée ?
Pas du tout. Il a parlé de ninjas qui surgissent d’un coup, je l’ai pris au mot !
Votre opinion sur la situation des femmes dans le cinéma – vous qui les avez appelées à dire « non » aux rôles de femmes-objets, l’automne dernier au Festival de San Sebastián ?
C’est mieux, je pense. Et de l’autre côté de l’Atlantique, chez les Américains, mes contrats sont désormais identiques à ceux des hommes. Du jamais vu !
Juliette Binoche, une "emmerdeuse" debout contre le patriarcat
En 2022, lors de la sortie d’ »Avec amour et acharnement » de Claire Denis, vous avez évoqué un tournage « éreintant » avec Vincent Lindon. Cela arrive souvent ?
Non, et c’est ce qui m’a surprise. Je ne m’y attendais pas, j’ai été au fond très déçue, j’ai ressenti de la rage et de la tristesse. Dans le jeu, je n’aime que la confiance – aussi bien avec les acteurs qu’avec le metteur en scène.
Je n’ai jamais supporté le patriarcat, ni les habitudes misogynes.
Vous aviez jadis parlé d’une très mauvaise expérience sur le plateau de Fatale de Louis Malle… Dans ces situations, comment faire ? Le dos rond – ou au contraire, montrer les griffes ?
Je n’ai jamais fait le dos rond, ni eu besoin de sortir les griffes. Je crois à la puissance de la patience. L’adaptation est la première qualité de l’acteur, mais savoir dire non, c’est aussi un devoir. J’ai mis du temps à l’apprendre.
De plus en plus de femmes dénoncent la culture du viol et l’emprise du patriarcat, là où jadis on parlait de galanterie ou de séduction lourde. Qu’en pensez-vous ?
Je n’ai jamais supporté le patriarcat, ni les habitudes misogynes. Mais c’est tellement ancré dans notre éducation qu’il est difficile de s’en rendre compte – et on passe pour une emmerdeuse si on dit quelque chose ! Combien méprisent cette énergie plus intérieure, plus vulnérable, qu’est le féminin…
Néanmoins, l’attraction entre un homme et une femme est inhérente à la vie, et je ressens cette nécessité à connaître mon opposé, cet autre point de vue. Cela m’aide à aller vers la tolérance, ou à faire face à mon intolérance.
Portez-vous un regard critique sur vos rôles des années 80 ? En joueriez-vous certains d’une autre façon ?
En 1985, lors du tournage d’une scène de Rendez-vous d’André Téchiné, l’un des acteurs (je ne sais pas lequel, et d’une certaine manière je ne veux pas le savoir) s’est permis de me toucher le sexe pour me réveiller. Était-ce à l’initiative du metteur en scène ou de l’acteur, en tout cas je me souviens d’avoir été choquée.
C’était mon premier grand rôle, je n’ai rien dit sur le moment, mais il m’arrive encore d’y repenser. J’aurais dû rugir !
Avez-vous un objet fétiche ?
Plutôt un livre, Dialogues avec l’ange de Gitta Mallasz (Éd. Aubier). Il me dynamise, me remet en question, me fait voir mes manques, comme mon absence de gratitude, parfois. Je l’ai dans mon sac, dans ma valise ou dans ma loge ; il m’attend.
À revoir vos premiers films, une fragilité se dégage de vous, amplifiée par votre voix fragile… Aujourd’hui, on perçoit une force immense, même quand vous jouez des personnages sur le fil du rasoir. Ce changement s’est-il fait naturellement ?
J’ai été confrontée à toutes sortes de peurs, des situations difficiles et parfois désespérées… J’ai été chassée d’un film après l’avoir préparé pendant un long moment et tourné deux semaines, j’ai vécu des séparations difficiles, failli me noyer au cours d’un tournage, dansé cent fois en pensant chaque soir que c’était la dernière, travaillé sur des projets compliqués tout en élevant mes deux enfants et en m’occupant de mes parents…
C’est en affrontant ses propres ombres, les difficultés extérieures et intérieures – ce qu’on décide de lâcher, si l’on accepte d’être humiliée ou pas, les rencontres qui fortifient et les lectures qui ouvrent la voie – que peu à peu, la confiance s’installe. J’ai aussi appris à aimer et à me laisser aimer, à ne pas être comprise, à être parfois jugée, à ne pas contrôler, à ne pas rechigner.
Enfin, c’est extraordinaire de se dire qu’on peut être soutenu par l’invisible, un invisible que j’appelle « l’ange » : cette force intérieure qui fait qu’on n’est jamais seul.
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L’artiste en action
Aux États-Unis et en France, on parle beaucoup des nepo babies, ces enfants de stars de cinéma qui suivent la voie de leurs parents. Votre fille Hana, que vous avez eue avec Benoît Magimel et qui fait ses débuts dans ce milieu, en est-elle une ?
Non. Pour se sentir légitime et trouver sa place, il faut beaucoup de courage à un enfant ayant des parents connus. Hana cherche son chemin. Elle a écrit deux courts métrages, elle a suivi une école de montage et assiste actuellement une monteuse de films.
On n’a jamais questionné le cinéaste Jean Renoir d’avoir été l’enfant du peintre Renoir. Ni le fils d’un cordonnier de réparer des chaussures !
Par votre mère, vous êtes d’origine polonaise. Avez-vous lu la Nobel de littérature Olga Tocarzuck, une magnifique écrivaine très engagée ?
À Londres, j’ai vu sur scène l’adaptation par Simon McBurney de son roman Sur les ossements des morts (1),mise en scène de Simon McBurney d’après l’ouvrage éponyme d’Olga Tokarczuk (éd. Noir sur Blanc), que j’ai très envie de lire.
Et je suis totalement en symbiose avec son engagement en faveur des animaux. Nous avons créé des systèmes atroces pour élever les animaux et les tuer en masse. Cela devrait nous couper l’appétit.
Votre rapport à l’argent ? Manifestement, vous ne le claquez pas en vêtements ou objets clinquants ?
J’ai acheté des oeuvres de Luiz Zerbini après avoir visité son exposition à la Fondation Cartier (2). Et l’année dernière, pour la première fois, j’ai acquis une résidence secondaire dans le village où mon père était né et où j’allais en vacances, petite. J’ai besoin de créer un lieu où mes enfants pourront s’ancrer quand je ne serai plus là.
Je donne également à des associations, SOS Méditerranée par exemple, et à des monastères.
Les artistes qui prennent des positions politiques sont souvent critiqués. À cause de leur argent, ils ne vivraient pas comme les « vraies » gens. Vous en dites quoi ?
L’argent est là pour passer, et se passer. J’espère un jour pouvoir tout donner et me libérer. Je crois à la force des idées et à la possibilité de changer. Il y aura toujours quelqu’un pour critiquer, mais en attendant, la passivité est dangereuse. Nous sommes des artistes, nous avons une voix et devons nous en servir.
L’artiste est agissant dans le monde. Cela ne veut pas dire qu’il est meilleur qu’un autre.
Avez-vous des rituels sur un tournage ?
Oui, dès le matin. Une méditation. Une douche. Un romarin. Si j’ai du temps et du courage avant de partir, vingt minutes de stretching. Puis, lors du trajet, du maquillage, de la coiffure et quand je m’habille, une préparation intérieure spécifique au personnage que je joue.
Mais j’aime aussi les changements de rituels, ne pas s’enfermer dans trop d’habitudes.
La série sur Coco Chanel que vous avez bouclée pour Apple TV+ fait presque figure d’exception dans votre filmographie. Vous n’aimez guère les films biographiques ?
Pas particulièrement, en effet. C’est parfois limité dans l’écriture. L’importance est de donner de l’humanité à un rôle. Or, beaucoup de questions supplémentaires surgissent quand on interprète un personnage réel. Qui peut prétendre définir un être humain en une heure et demie, ou même dix heures ?
Camille Claudel 1915, que j’ai tourné avec Bruno Dumont, est peut-être le film où j’ai approché au plus près la réalité intérieure d’une femme qui a vécu 27 ans dans un asile.
À propos de Chanel, par quoi avez-vous été attirée dans le projet ?
Coco est difficile à cerner. Elle s’est fui elle-même toute sa vie, ayant trop peur d’être rattrapée par des définitions. Elle s’est cachée tout en voulant être vue, d’où son obsession à habiller les femmes et voir son style dans la rue.
Sa complexité a été un jeu de piste. J’ai beaucoup lu, et essayé de montrer son humanité dans ses contradictions.
Vous avez tourné avec Kristen Stewart ou Camille Cottin, des stars de la « nouvelle génération »…
Kristen est une artiste d’une intelligence immédiate, Camille a un désir de vie et d’enthousiasme qui vous emmènent tout de suite
Ces derniers temps, vous avez accepté des rôles sans fard, au sens propre comme au figuré – dont Ouistreham ou Paradise Highway. Un choix ou un hasard ?
Des choix.
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Galvanisée par la passion
Parmi vos partenaires au fil des années, hommes ou femmes, qui gardez-vous dans un coin de votre coeur – pour son talent, sa fragilité ou son charisme ?
J’ai un panier rempli, car la vie m’a gâtée ! Je les ai tou·tes aimé·es : Denis Lavant, Daniel Day-Lewis, Steve Carell, Judi Dench, Johnny Depp, Olivier Martinez, Morgan Freeman, François Civil, Ralph Fiennes, Yolande Moreau, Noémie Lvovsky, Lambert Wilson, Benoît Magimel, Colin Firth, Clive Owen, Michel Piccoli, Samuel L. Jackson, Gabriel Byrne, Daniel Auteuil… je pourrais continuer encore et encore.
Vous avez été dirigée par Chantal Akerman dans Un divan à New York ; que pensez-vous de son long métrage Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles, qui vient d’être élu meilleur film de tous les temps par le British Film Institute ?
Absolument magnifique… Et Delphine Seyrig jouant sur un fil, renversante. Je me souviens encore des mouvements d’éponge sur la table. Des pommes de terre et des silences.
Michael Haneke, Olivier Assayas, Claire Denis, André Téchiné, Bruno Dumont, Leos Carax : vous avez plusieurs fois tourné avec ces metteurs en scène. Un mot pour chacun ?
Michael : la rigueur. Olivier : le brillant. Claire : le regard. André : le chuchotement. Bruno : l’intelligence. Leos : l’enfance.
Solliciter les réalisateurs comme vous le faites (Olivier Assayas, Bruno Dumont), c’est rare – en tout cas, c’est rare de le dire. Et ça met à mal le cliché du réalisateur « désirant » une actrice…
Ça se fait toujours des deux côtés. Toujours. Ou alors on devient une marionnette. Un acteur n’est pas une marionnette, c’est un créateur, comme le metteur en scène.
Y a-t-il un trouble à rejouer avec un être jadis aimé – comme Benoît Magimel récemment dans La Passion de Dodin-Bouffant de Tran Anh Hung ?
Tout a été transformé sur ce tournage. L’amour a perduré malgré les manques de communication pendant vingt ans.
Que diriez-vous à une (jeune) femme, pour lui donner confiance en elle ? Pour l’aider à « s’aimer vraiment » comme le titre de Marie Claire ce mois-ci ?
« Va vers toi. Tu as une vie pour découvrir qui tu es. Et si tu n’as pas ce temps, sois dans le présent du présent. Dans l’instant de l’instant, complètement et entièrement. »
Cependant, je n’aime pas trop les conseils… Il faut suivre sa propre expérience. De mon côté, je me suis forgé quelques règles de base : manger le moins pollué possible, éviter la nourriture industrielle, faire des repas mesurés, prendre soin de son corps par le taïchi (ou un art du corps qui respecte le corps), ne pas se laisser envahir par ses peurs ou par les idées négatives…
En résumé : faire tomber le mur des peurs, se garder du temps de soi à soi.
Vous êtes une grande engagée : en quoi croyez-vous encore ? La jeunesse ? Le peuple ? L’intelligence artificielle ?
L’écoute, la compassion, la créativité, la générosité, le bon sens, l’éducation, la gratitude.
Lors d’une interview en 2012, vous m’aviez dit : « Je suis née pressée ! » Qu’est-ce qui vous fait encore courir ?
J’ai une vie dense car j’aime ce que je fais. À ce que la vie me propose, je dis souvent oui parce que la passion me galvanise. L’énergie se renouvelle en la donnant. Je suis née aimée, pas seulement par mes parents, mais par ce que la vie me fait ressentir. Reconnaître cet amour donne des ailes.
La dernière chanson sur laquelle vous avez dansé ?
Je ne danse pas assez, je n’écoute pas assez de chansons. Ma danse et mon chant sont mes films et projets.
Le prochain plaisir que vous vous offrirez ? Du repos, une bouteille de bon vin, une soirée avec vos enfants ?
Du repos, ce serait bienvenu.
La faute, le trait de caractère qui vous inspire le plus d’indulgence ?
S’il y a une demande de pardon, qui es-tu pour la refuser ?
Quel est votre principal défaut ?
Je pense les avoir tous.
À la question « comment aimeriez-vous mourir ? », Marcel Proust répondait : « Meilleur – et aimé. » Et vous ?
Quand tout est accompli.
1. Du 7 au 18 juin à l’Odéon Théâtre de l’Europe, Paris 6e.
2. Artiste brésilien qui crée des estampes végétales uniques en collectant des fleurs, des plantes, des branches…
Cette interview a été initialement publiée dans le Marie Claire numéro 849, daté juin 2023.
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