« Tes chiffres sont grands, mal rangés, c’est moche ! Pourquoi tu as accepté ça ? » Ginette Kolinka taquine Julia Wallach, dont la manche retroussée laisse entrevoir son matricule de déportée. Sur TikTok, la séquence des survivantes de Birkenau, amusées, a été visionnée près de deux millions de fois, « likée » par 200 000 pouces.

En commentaires, on demande à en voir plus. Pari gagné pour Sophie Nahum, qui fait ses premiers pas sur la plateforme des 13-24 ans : ces quelques secondes virales attirent vers ses plus longs formats. Depuis 2017, la jeune femme produit et réalise une web-série documentaire au titre aussi simple que puissant, Les Derniers. Son concept, pionnier en France : pour chaque témoin de l’antre de l’enfer encore vivant, une rencontre dans son monde, accessible gratuitement sur Facebook, Instagram ou YouTube.

« Certains acteurs de la mémoire n’ont pas accueilli le projet à bras ouverts, car il était pensé pour les réseaux sociaux, et donc, perçu comme ‘peu sérieux’. Mais plus on avance dans le temps, moins les nouvelles générations auront envie de débuter cet apprentissage en visionnant Shoah de Claude Lanzmann, estime-t-elle. Avec des épisodes de huit à dix minutes, j’ai pensé que les plus jeunes ne seraient pas envahis d’appréhension au moment d’en lancer un premier. Et souvent, un second, puis un troisième… »

"Une course contre la montre"

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Au total, quatre-vingt-dix sessions ont été enregistrées. Certains « derniers » s’en sont allés entre le montage et le tournage.

« Une course contre la montre », pour Sophie Nahum. L’expression est aussi employée par Élie Abitbol, petit-fils du sculpteur Shelomo Selinger, qui a créé un compte Instagram, bibliothèque d’archives en ligne, pour raconter le parcours de son grand-père survivant de neuf camps.

L’hypervitesse des réseaux sociaux, si souvent critiquée, répond ici à l’urgence de la situation. Pressés, ils sont donc de plus en plus nombreux, en France, aux États-Unis, à présenter en plusieurs « slides » leur séjour commémoratif en Pologne, partager le nom et l’histoire de cette victime pour qui ils viennent d’allumer virtuellement une bougie, ou publier leur échange avec un survivant en plusieurs « stories ». Un phénomène que Jacques Fredj, historien et directeur du Mémorial de la Shoah, estime « formidable », « complémentaire » avec les travaux des institutions.

Nous avons compris que les influenceurs peuvent avoir un rôle clé de mentor dans cette transmission.

« Le premier confinement nous a forcés à repenser notre manière d’informer. Nous y avons rencontré un autre public que celui du musée, particulièrement jeune, dont nous ne pouvons pas faire l’économie. Nous avons compris que les influenceurs peuvent avoir un rôle-clé de mentor dans cette transmission. Et qu’il est crucial d’être présent sur ces plateformes pour faire échec aux falsificateurs. Notre seul défi : trouver la balance, les formats qui permettent de garder la dignité du sujet. Je suis convaincu qu’aujourd’hui il doit y avoir un travail de mémoire 2.0. »

Et tout cela passe par une approche nouvelle. À l’instar de celle de Frankie Wallach. Le temps de convaincre des producteurs d’investir dans son premier long métrage, Trop d’amour, sur et avec sa grand-mère survivante de déportation, elle ne l’avait pas. Alors, comme Sophie Nahum pour sa websérie, la jeune femme a convié ses milliers de followers à financer cette réalisation. Sa campagne, ponctuée de vidéos selfies avec son acolyte, postées sur Instagram, lui a permis de récolter 20 000 euros. 252 coproducteurs 2.0, pour sa « Mamie Julia ».

Sa communauté la surnomme aussi ainsi, ses publications depuis l’été 2014 ont créé un chaleureux sentiment de familiarité. La comédienne et réalisatrice en est persuadée : pour que la Toile s’empare de cette mémoire, celle-ci doit changer de ton. Elle, n’a jamais filmé sa grand-mère tentant de raconter chronologiquement l’indicible face à l’œil froid de l’objectif. Elle préfère la montrer dans son quotidien le plus banal, dans lequel les souvenirs traumatisants rejaillissent sans prévenir.

« C’est le camp qui a esquinté mes cheveux bouclés. On m’a rasé la tête, un an après j’ai eu le typhus, et j’aurais dû me faire de nouveau raser. Mais je n’ai pas voulu. Eh bien voilà, ils sont crépus ! » peste en cuisinant la nonagénaire, dans Kneidler, huit minutes de la websérie Grandmas Project, filmées par Frankie et partagées en 2018 sur les réseaux. « Ils sont très beaux tes cheveux, on dirait Marilyn Monroe », rassure la petite-fille. « Tu rigoles ! Elle, c’était un sex-appeal. »

Sur TikTok, le succès d’une survivante nonagénaire épaulée par son arrière-petit-fils

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« La relation grand-mère-petite-fille permet aux jeunes abonnés de s’identifier. Je lui pose des questions simples, naturellement, comme ils l’auraient fait. Pour qu’ils racontent plus tard à leurs enfants que sur un réseau social qui existait dans leur adolescence, ils ont retenu ce témoignage. » Frankie confie que ces pastilles pour sa communauté lui ont permis d’avoir des réponses à certains silences, qu’elle n’avait jamais osé questionner.

Plusieurs internautes ont contacté la créatrice des Derniers, lui demandant d’interroger leurs grands-parents pour eux, qui ne se le permettent pas. « Ils se cachent derrière la porte pour nous écouter », s’émeut Sophie Nahum, qui note que « cette interactivité aurait été impossible avec un contenu diffusé à la télévision ».

Un internaute nous a aussi demandé ce qu’était Auschwitz et pourquoi Lily avait décidé d’y aller.

Le Britannique Dov Forman va, lui, plus loin encore dans l’interaction. Il innove et recueille… un milliard de vues. Sur son compte TikTok au nom de son arrière-grand-mère et ancienne déportée, Lily Ebert – qui, « pendant le confinement, a tout de suite accepté l’aventure, tant qu’il ne s’agissait pas de danser ou de réaliser certains défis stupides de la plateforme forme ! » –, il invite ses deux millions d’abonné·es à s’adresser directement à elle. Sous leurs publications complices, des dizaines de milliers d’interrogations : « Vous souvenez-vous de ce que sentait Auschwitz ? », « Combien de fois avez- vous vu des gens mourir ? », ou encore, « Est-ce traumatisant pour vous d’entendre parler allemand ? ».

La femme de 99 ans répond dans la vidéo qui suit à une question choisie parmi toutes, épinglée dans un coin de l’écran. Et ainsi de suite, quotidiennement. Le plus souvent, leur audience, âgée de 10 à 25 ans et originaire pour moitié des États-Unis, s’interroge sur la « vie » concrète dans les camps pour la jeune femme de 20 ans qu’elle fut. Les règles, la faim, le sommeil.

Certaines questions surprennent son arrière-petit-fils de 19 ans : « Un internaute nous a aussi demandé ce qu’était Auschwitz et pourquoi Lily avait décidé d’y aller. » Pour ce follower et les autres, comme des pays où la Shoah n’est pas enseignée, mais aussi, pour lutter contre l’antisémitisme et le négationnisme, « ces choses dégoûtantes » qu’ils reçoivent parfois, un bandeau « Apprends-en davantage au sujet de l’Holocauste » s’affiche sur leurs posts, et renvoie vers un site éducatif, créé par l’Unesco et le World Jewish Congress. 

Années charnières

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TikTok et le groupe Meta ont accepté de travailler avec Dov sur la problématique de la modération des contenus haineux en ligne – à la différence de Twitter, qui ne répond pas à la question.

Avant son compte influent, une autre initiative mémorielle dépassait en mai 2019 les frontières et le million d’abonné·es : Eva.Stories. En soixante-dix épisodes postés progressivement en story sur Instagram durant quarante-huit heures, le journal intime de l’adolescente morte en déportation Eva Heyman – qui représente pour Oradea, en Roumanie, ce que celui d’Anne Frank signifie pour Amsterdam – a visuellement été raconté. L’héroïne incarnée par une comédienne est plongée dans le plus sordide décor de la Seconde Guerre mondiale, mais tous les outils Instagram sont utilisés – localisation, hashtag, sondage, filtres, effet boomerang… – afin de provoquer un sentiment d’identification, une proximité affective avec la jeunesse connectée, qui interagit.

Un sourire dans la voix, Élie, Frankie et Dov le reconnaissent : leurs aîné·es ne comprennent pas vraiment ce que c’est et comment ça fonctionne, un réseau social. Pour Julia, « tout est une émission », s’amuse sa petite-fille. Comme cet échange pour le média 100 % digital O-rigines avec l’influenceuse aux millions d’abonnés Paola Locatelli, en larmes à l’écoute de son témoignage, « une superbe émission » devenue virale sur Instagram.

Si elle signe « J.net », Ginette Kolinka n’en sait guère plus sur cet univers virtuel. Devant un cliché imprimé, représentant un selfie d’elle aux côtés de l’influencer musculation Tibo InShape, elle lance : « Les enfants me reconnaissent dans la rue, ils m’ont vue dans son film. Ce garçon a fait un DVD formidable ! » Un « DVD » visionné près de six millions de fois sur YouTube.

Ces tendres anecdotes racontent l’importance d’un travail de transmission, durant ces quelques années charnières que nous traversons où, d’une part, « les derniers » voient leurs forces s’amoindrir et se déplacent moins dans les écoles – comme le confient leurs descendants -, de l’autre, la jeunesse, qui détient ces nouveaux outils et codes, peut les aider à continuer de témoigner, autrement. Et à délivrer leur message. « Un message de paix et de tolérance », pour le duo britannique. « De prudence par rapport au groupe », du côté de Shelomo et Élie. « Un cri d’alerte sur ce que l’Homme est capable de faire », résume Sophie Nahum.

Cette mémoire digitale n’ambitionne pas d’être une fin en soi, mais plus une porte d’entrée qui conduirait un nouveau public à d’autres supports permettant d’approfondir. Après la vidéo de Julia Wallach avec Paola Locatelli, les ventes de son récit se sont envolées. C’est d’ailleurs le fils de son éditeur, chez Grasset, qui avait repéré son témoignage sur les réseaux et l’avait montré à son père. Les Derniers se sont déclinés en podcasts et livres, dont l’un sur les dessins des camps de Shelomo Selinger. Et sur la couverture de La Promesse de Lily, coécrit par Dov, son petit-fils, figure la mention « vue sur TikTok ». La préface du livre, apparu dans le mythique classement des best-sellers du New York Times, est signée par un certain Charles. Au château de Windsor, le 31 janvier dernier, celui-ci a fait Lily membre l’Ordre de l’Empire britannique. Puis le roi s’est tourné vers Dov, le félicitant pour son « travail important, qui doit inspirer d’autres jeunes à s’engager ». Un « like » de plus, pas des moindres.

Le message aux nouvelles générations de Ginette Kolinka, l’infatigable témoin

Cette survivante d’Auschwitz-Birkenau publie ces jours-ci Une vie heureuse, coécrit avec Marion Ruggieri, ou elle raconte notamment l’après du camp. Rencontre avec cette passeuse de mémoire pour qui sensibliser les jeunes est essentiel.

Marie Claire : Vous venez de fêter vos 98 ans. Ressentez-vous encore la force de témoigner dans les écoles ?

Ginette Kolinka : Oui. Je témoigne inlassablement. Nous sommes de moins en moins nombreux désormais… La première fois, c’était auprès de jeunes cinéastes chargés par Steven Spielberg de récolter des récits de déportés survivants pour la préparation de

La Liste de Schindler. Depuis trente ans, je me remémore ces souvenirs auprès d’élèves qui me paraissent intéressés et ne chahutent jamais. Ce sont eux qu’il faut sensibiliser. Je leur partage mon vécu dans le seul objectif de les alerter sur la dangereuse cause, la haine, et de leur montrer à quoi celle-ci peut conduire. Pour qu’ils y pensent, chaque fois qu’ils commencent à être hostiles ou insultants envers un groupe. Un tel comportement, c’est déjà un pied dans Auschwitz.

Que savez-vous des réseaux sociaux ?

Ce sont de nouveaux termes, dont j’ai entendu parler. Mais ça m’énerve de ne pas bien comprendre de quoi il s’agit !

Soyez des passeurs, à votre tour. Les témoins des témoins.

Sur ces plateformes, des millions de personnes que vous n’avez jamais rencontrées peuvent découvrir votre témoignage. Mais dans ces mêmes espaces, des discours antisémites, négationnistes ou conspirationnistes ont trouvé leur place…

J’ai l’impression qu’on ne voit pas sur Internet les milliers d’élèves attentifs et respectueux que j’ai croisés. Sans ces réseaux sociaux, je me sens épargnée.

Si j’avais Internet, sans doute que je m’inquiéterais davantage. C’est vrai que lorsque nous, les derniers témoins, ne serons plus là, il n’y aura personne pour raconter, et donc, faire taire ceux qui disent que la Shoah n’a pas existé – mais ils ne sont pas beaucoup, si ? C’est alors que, je l’espère, les enfants qui m’ont entendue prendront ma place. Je leur dis : « Hurlez plus fort qu’eux. Soyez des passeurs, à votre tour. Les témoins des témoins. Je compte sur vous. »

Cet article a initialement été publié dans le magazine Marie Claire numéro 848, daté mai 2023.

  • Ginette Kolinka, mémoire vive
  • Simone Veil, tant de vies dans une vie

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