• Le travail dissimulé concerne plus de 2,5 millions de personnes en France
  • Des employeurs concernés risquent trois ans d’emprisonnement
  • Une vulnérabilité de ces profils renforcée par la crise sanitaire
  • Pour les femmes, une précarité sociale qui fait boule de neige

Sarah est une Francilienne d’adoption, en situation irrégulière mais au quotidien au contraire très régulier. Elle fait partie de ceux qui prennent le premier RER le matin.

Après une journée de ménage, très tôt, dans deux petites entreprises de la petite couronne, elle file dans le restaurant du centre de Paris où elle s’occupe de la plonge et du ménage en salle. Des petits boulots qui ne sont pas d’appoint : ils lui permettent de payer son loyer, ses courses en attendant la régularisation et avec elle, peut-être, des emplois correspondant plus à sa formation d’institutrice, dans son pays d’origine.

Ces postes fantômes et les numéros des patrons passent de main en main dans sa communauté : si les employeurs y trouvent leur compte en ne payant aucune charge sociale et en exploitant parfois littéralement des personnes non protégées par le Code du travail, les travailleurs ne voient pas souvent d’autres alternatives que de travailler dans l’illégalité, espérant souvent que les employeurs remplissent les Cerfa à leur disposition, pour obtenir leur régularisation. 

En 2008, des centaines travailleurs sans papiers employés “au noir” (à savoir de façon dissimulée) dans la restauration, le BTP, la grande distribution ou la sécurité se mettaient en grève illimitée. Ivoiriens, Maliens, Tunisiens déposaient tabliers et casques de chantier : une armée souterraine. Face au risque de contamination pouvant poser un problème à l’économie, le Ministre de l’immigration de l’époque, Brice Hortefeux, avait consenti à la régularisation des grévistes démontrant de fait la complexité du dossier du travail dissimulé.

Dans son livre Le travail au noir : une fraude parfois vitale ?, paru pourtant en 2008, la sociologue Florence Weber expliquait que le travail au noir avait changé depuis quelques années. Alors qu’il s’agissait auparavant d’améliorer le quotidien, un type de “débrouille”, il permet de plus en plus de survivre en passant de l’activité marginale à l’activité principale.

Cette évolution préoccupante tient ainsi selon l’auteure à la fragilisation de notre système social dont les « deux pieds », la grande industrie et la stabilité familiale, ont été profondément ébranlés au cours des dernières décennies.

François Hainard est un sociologue économique, qui a passé à la loupe le travail “au noir”. Il est co-auteur du livre Le travail au noir pourquoi on y entre comment on en sort ?, (Editions l’Harmattan, 2008) : « recourir au travail dissimulé peut aussi être un choix pour augmenter ses revenus parce qu’il y a des habitudes de consommation excessives qui enclenchent des situations de surendettement, et donc des saisies sur salaire, par exemple. Mais c’est surtout une forte précarité qui explique ce choix, pour les salariés. Cela est souvent lié aux situations de transformation familiale : des mères célibataires qui y ont recours parce que les pensions alimentaires ne sont pas assez élevées, des pères qui ne parviennent pas à les payer parce qu’elles le sont trop”, explique-t-il.

« On assiste également à l’émergence de nouveaux profils ces dernières années, allant plus vers le tertiaire (graphisme, dépannage informatique, cours particuliers) dans les cas des auto-entrepreneurs qui doivent payer eux mêmes leurs charges sociales. »

Le travail dissimulé concerne plus de 2,5 millions de personnes en France

Environ 2,5 millions de personnes pratiqueraient le travail non déclaré en France, au quotidien ou en complément des revenus ordinaires, selon un rapport du Conseil d’orientation pour l’emploi publié en 2019, qui estime le nombre de personnes concernées à « autour de 5% des personnes de plus de 18 ans ». Cela représente donc « entre 2 et 3% de la masse salariale versée par les entreprises ».

Des chiffres sans doute en-deçà de la réalité. Certains secteurs d’activité sont particulièrement concernés : l’hôtellerie-restauration, le BTP, l’agriculture mais aussi les services à la personne. En dehors du principe de faire une économie de 10 à 50% sur les salaires, le manque de main d’œuvre dans ces secteurs, le besoin accru d’employés imposé par la saisonnalité, par exemple, explique que les employeurs prennent le risque de l’emploi non déclaré.

Contrairement au bâtiment, à la restauration ou à l’agriculture, les services à la personne comme la garde d’enfant, l’aide aux devoirs, le jardinage, l’aide à domicile, revêtent pour les employeurs une dimension presque anodine, voire bienveillante. Les personnes employées pour ces tâches sont plus souvent des femmes et des personnes mineures. Selon un barômètre OUiCare/MarketAudit de janvier 2022, 52% des Français continuent d’employer au noir ou au gris (seule une partie de l’activité est déclarée) leurs intervenants même s’ils sont 75% à être conscients des risques encourus en utilisant le travail au noir. 

Des employeurs concernés risquent trois ans d’emprisonnement 

Car le travail au noir reste strictement interdit pour tous les employeurs qu’il s’agisse de Madame Dupont ou de la multinationale Vinci, selon l’article L362-3 du Code du Travail. Il est même puni « de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende », des peines majorées en cas d’emploi non déclaré d’un mineur, d’une personne vulnérable ou d’une personne en situation irrégulière (la peine d’emprisonnement est alors élevée à 5 ans et l’amende à 75.000 euros).

À cela peut également s’ajouter des procédures prud’hommales (signature d’un CDD ou CDI, indemnités de rupture d’un contrat de travail, remboursement des congés payés non dus, si les personnes employés veulent faire reconnaître un “travail dissimulé” dans le cadre par exemple d’un accident du travail).

Contrairement aux entreprises, les salariés ne sont généralement pas criminalisés. Mais le travail au noir n’est pas sans aléas : car sans cotisations, pas de protection. Ainsi, le travailleur peut être tenu de payer un rappel d’impôt sur une période maximale de trois ans avec pénalités de retard pour les rémunérations qui n’ont pas été déclarées. Les aides versées par l’État, comme les allocations familiales, de chômage, ou le RSA, peuvent également faire l’objet de rappels sur les périodes concernées. Mais le principal écueil reste l’absence de cotisations qui peuvent aggraver la situation de précarité de certains travailleurs au noir : l’employé ne cotise ni pour la retraite, ni pour les allocations-chômage.

Une situation qui peut être particulièrement risqué pour les femmes en couple, qui peuvent se retrouver en situation de dépendance.

Une vulnérabilité de ces profils renforcée par la crise sanitaire

Sandra, une Grenobloise de 38 ans, le dit sans se cacher : “sans les petits boulots à côté, je ne m’en sortirais pas”. Mère célibataire de deux enfants, elle a dû ajouter à ses journées de travail en tant que secrétaire médicale, des activités annexes.

Baby-sitting, aide aux devoirs, repassages et ménages, rémunérés en cash, de quoi “payer les courses”. « Mon ex-mari ne paie pas toujours sa pension alimentaire, je dois bien trouver l’argent quelque part ». Comme de nombreuses personnes qui ont recours au travail non déclaré, Sandra est consciente des risques, les accidents du travail, et des conséquences de l’absence de cotisations, d’une part, et des déclarations fiscales, de l’autre.

Quand le premier confinement a frappé, elle a pointé pour la première fois de sa vie aux restos du coeur, elle fait partie des 15% de nouveaux publics reçus par l’association après mars 2020, qui dans un rapport de 2021, stipulait que ces nouveaux profils n’avaient pas vécu “un déclassement soudain” : « elles tenaient préalablement grâce à de minces filets de sécurité qui ont été rompus par la crise. Ces catégories de publics cumulent également des facteurs de vulnérabilité renforcés comme les femmes en situation de monoparentalité, les étudiants et les personnes en situation irrégulière en particulier”.

Pour les femmes, une précarité sociale qui fait boule de neige 

Selon le sociologue François Hainard, les femmes se trouvent souvent plus fragilisées face au travail au noir « en plus des cas où elles sortent d’une vie de femme au foyer qui les a coupées de l’emploi, elles restent souvent discriminées au travail, en situation de temps partiel forcé, elles reçoivent des formations de moins bonne qualité, pour celles que nous avons interrogées, il ne leur restait que de “petits travaux”, des “petits boulots” comme femme de ménage, serveuse, nettoyeuse, des activités peu rémunératrices car en horaires découpées, et relativement accidentogènes”.

Selon le sociologue, les femmes pâtiraient plus que les hommes des conséquences du travail au noir : “le plus gros problème, pour les femmes employées au noir, c’est l’absence de cotisation sociales, une réalité sous estimée par les premières concernées. Elles ne se rendent pas compte des incidences de l’absence de cotisation (chômage ou retraite) sur leurs vies alors même qu’elles ont des retraites déjà plus basses que les hommes. Mais surtout en demeurant éloignées de l’emploi légal, en faisant des petits boulots plutôt tournés vers la relégation, l’intérieur de leur maison ou de celles de leurs patrons, elles peuvent subir une déconnexion sociale” et dénuées des protections sociales apportées par l’emploi légal, rester dépendantes de conjoints dont elles préféreraient se séparer.

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