Même si le drame remonte à plusieurs décennies et s’il a pardonné aux services secrets israéliens, le chanteur n’a pas oublié l’erreur tragique…

Abattu à bout portant !

Cette histoire est digne d’un SAS, la célèbre série de romans d’espionnage créée par Gérard de Villiers – ancienne plume de France Dimanche. Nous sommes le 21 juillet 1973, à Lillehammer en Norvège. Ahmed Bouchikhi, né le 13 avril 1943, citoyen marocain et norvégien, serveur de profession, rentre à pied d’une séance de cinéma, en compagnie de son épouse – norvégienne, enceinte de leur premier enfant – quand un véhicule s’arrête à leur hauteur, près de leur domicile. Deux personnes tirent à bout portant sur Bouchikhi à treize reprises avec un calibre 22, avant de prendre la fuite. La police, arrivée rapidement sur les lieux, ne peut que constater le décès de la victime. Le crime semble être l’œuvre de professionnels et met en émoi la ville qui n’a pas connu pareil événement depuis trente-six ans.

Ingrédients d’un “SAS”

Très vite, six Israéliens sont arrêtés pour meurtre, tandis que neuf autres ont réussi à passer à travers les mailles du filet. Il s’agit d’agents du Mossad, les services secrets israéliens qui, dès le lendemain du meurtre, apprennent leur bévue. Car l’homme qu’ils ont abattu de sang-froid n’est pas le « bon », il l’ont confondu avec un certain Ali Hassan Salameh, militant du Fatah et leader du groupe Septembre noir. Un bref rappel historique s’impose toutefois…

Jeux olympiques d’été à Munich en 1972. Onze athlètes israéliens sont abattus par l’organisation pro-palestinienne Septembre noir les 5 et 6 septembre – une tra-gédie qui fait suite à la guerre des Six jours (du 5 au 10 juin 1967) et à la résolution n° 242 de l’Onu (22 novembre 1967), qui exige qu’Israël restitue aux différents pays arabes les terres conquises lors de ce conflit. L’État hébreu, avec l’aval de son premier ministre, Madame Golda Meir, organise alors en secret une action de représailles visant à éliminer les auteurs directs ou indirects du « massacre de Munich ». L’opération s’appellera « Colère de Dieu » (dont s’inspirera Steven Spielberg pour son film, Munich, en 2005). Ce drame prend une tournure éminemment diplomatique.

Ce n’est que le 22 janvier 1979 qu’Ali Hassan Salameh sera éliminé par le Mossad, à Beyrouth, dans l’explosion d’une voiture piégée. Précisons que cet héritier d’une riche famille palestinienne, époux de Georgina Rizk, Miss Univers 1971, est devenu, au fil des ans, l’un des principaux interlocuteurs de la CIA, en tant que membre éminent de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Tous les ingrédients pour un SAS, on vous dit !

Chico avec Yasser Arafat et Shimon Peres.

Signe du destin

Et Chico Bouchikhi dans cette affaire ? Aujourd’hui, il se souvient, le regard embué et le cœur toujours meurtri : « Mon frère a été tué à 30 ans. Sa femme était enceinte. Nous avons été touchés dans notre chair. Mes parents en sont morts de chagrin. » Et de regretter, avec la même dignité : « Nous n’avons jamais reçu d’excuses de la part d’Israël », même si, en 1996, le gouvernement se décide enfin à verser une forte indemnité à la famille Bouchikhi… tout en refusant de reconnaître la moindre implication dans le meurtre de l’innocent. De son côté, le roi Hassan II fait rapatrier la dépouille d’Ahmed Bouchikhi au Maroc.

Ahmed

Passé le temps du deuil, celui qui fut l’un des fondateurs des Gipsy Kings reconnaît : « J’ai pardonné. J’ai été élevé dans l’amour, la bienveillance. J’ai préféré parler musique. Il y a un temps pour tout. Qui aurait compris que mon frère avait été victime d’une erreur du Mossad ? Quel retentissement cela aurait pu avoir sur le groupe ? […] D’ailleurs, mon père nous disait toujours : quand tu tombes, prends de l’élan pour te relever plus fort… »

À g., les frères Bouchikhi : Ahmed, Bobby et Chico. Ci-contre : « Mon frère Ahmed tué par erreur par le Mossad en 1973 à Oslo. » 

Il est vrai que les Gipsy Kings comptent parmi les phénomènes artistiques (honorés aux Victoire de la musique en 1990). En 1977 sort un premier album, Gitan poète, interprété par Chico Bouchikhi et le groupe Los Reyes, dont l’association sera bientôt rebaptisée du nom de Gipsy Kings. Un an plus tard, Brigitte Bardot les invite à se produire lors de son anniversaire. Tombée sous le charme de leur flamenco survitaminé, BB devient une des plus dévouées de leurs ambassadrices. Puis, les tubes s’enchaînent, Bamboléo, Djobi Djoba, ainsi qu’une magnifique relecture du Comme d’habitude de Claude François : A mi manera. La vie de Chico Bouchikhi semble alors n’être placée que sous le sceau de la seule musique. Mais la politique, entrée dans le sang et par effraction dans son existence, ne tarde pas à se rappeler à son bon souvenir.

En 1994, il s’agit de fêter le premier anniversaire des accords d’Oslo, qui visent la réconciliation entre Israéliens et Palestiniens. Les Gipsy Kings doivent donner un concert dans la capitale norvégienne devant plus de 4 000 célébrités triées sur le volet. Mais il y a un os, les membres du groupe sont aux abonnés absents. Il faut donc que Chico Bouchikhi, séparé d’eux depuis trois ans, les remplace au pied levé avec sa nouvelle formation, Chico & The Gypsies. Et là, tour de force, bondissant en catastrophe dans un avion avec ses musiciens, il parvient à se produire à l’heure dite, en compagnie du chanteur Harry Belafonte, l’un des premiers artistes à s’être impliqué contre la ségrégation raciale aux États-Unis, et de la cantatrice Montserrat Caballé.

“Mes parents en sont morts de chagrin.”

Signe du destin, vingt ans après la tragédie des J.O. de Munich, Chico se retrouve avec son autre frère, Bobby, à serrer les mains de Yasser Arafat, leader historique de l’OLP, et de Yitzhak Rabin, Premier ministre israélien (assassiné le 4 novembre 1995 par un extrémiste religieux juif). Une journée à jamais gravée dans sa mémoire : « À part mon frère et moi, personne ne connaissait notre histoire. J’avais des frissons. C’était un moment inoubliable. Cette photo est l’image du pardon. »

L’amour plus fort que la haine ? Tel semble être devenu sa devise puisque Chico Bouchikhi a été nommé ambassadeur de la paix par l’Unesco. Depuis, il multiplie les tournées aux quatre coins du monde où des foules enthousiastes continuent de danser sur ce flamenco empreint de mélancolie et de chagrin ; de beaucoup d’amour aussi. D’où qu’il se trouve, Ahmed, son frère arraché à l’affection des siens, doit être plus que fier de lui.

Nicolas Gauthier

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