C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes. Et dans le genre « vieux pot » dont la qualité a été éprouvée, l’œuvre d’Alexandre Dumas se pose là. Pour la 150e fois – ou peu s’en faut – Les Trois Mousquetaires déboule en force sur les écrans de cinéma, mercredi 5 avril. Casting de rêve (Francois Civil, Eva Green, Vincent Cassel, Romain Duris…), budget XXL, scénaristes convoités aux manettes et teasing débuté il y a plus d’un an… Le roman, dont Alexandre Dumas a apposé le point final en 1844, n’est pas loin d’être l’œuvre la plus adaptée – ou martyrisée, diront les puristes – depuis l’invention du cinéma et de la télévision. Dans son livre Tout sur Alexandre Dumas (ou presque) (éditions Cours toujours), Bertrand Varin dénombre 646 adaptations audiovisuelles des œuvres de Dumas, dont un bon quart sur ces seuls mousquetaires. Avec un succès jamais démenti, ou presque.
Car quand on revient à ce qui constitue la substantifique moelle des Trois Mousquetaires, on touche à l’universel. « Dumas a beau parler d’une histoire qui se passe en 1625 dans un autre pays, c’est avant tout une histoire d’amitié, d’honneur et d’amour, des concepts bien vivaces et que n’importe quel public peut embrasser », assène l’Espagnol Paco Saez, storyboarder du récent D’Artagnan et les Trois Mousquetaires destiné à un jeune public.
Andrew Davies, auteur du premier jet du script des Trois Mousquetaires de Paul W.S. Anderson (2011) avec Orlando Bloom en duc de Buckingham, une Milady experte en kung-fu et des bateaux qui volent, approuve. « Dumas, c’est avant tout de l’action, des histoires d’aventures pour faire rêver les garçons » , avance celui qui a aussi adapté sous une forme bien plus classique Guerre et paix de Léon Tolstoï ou nombre d’œuvres de Jane Austen comme Orgueil et préjugés. » La preuve, ça marche aussi bien en dessin animé. » Ce dont peuvent moins se prévaloir l’écrivain russe ou la papesse de la fiction en costume britannique.
Le public que vise la superproduction française signée Martin Bourboulon a sans doute grandi en dévorant son goûter devant Albert le cinquième mousquetaire dans les années 1990 ou la déclinaison canine des Trois Mousquetaires, une décennie plus tôt. Celle-ci a connu un remake en 3D en 2021, avec un ripolinage de l’histoire pour coller au XXIe siècle qui n’affaiblit en rien le propos. « Dans notre version, Juliette [c’est ainsi qu’a été rebaptisée Constance Bonacieux] prend part à un combat contre la garde du cardinal, illustre Paco Saez. Nous tenions à ce que ce personnage soit plus protagoniste que spectateur de l’histoire. »
Cinquante nuances de Dumas
Des personnages féminins adeptes du kung-fu, des costumes en cuir moulant, des anachronismes ou des transpositions temporelles… L’œuvre du romancier français se distingue par sa plasticité : de son vivant, Alexandre Dumas a laissé d’autres écrire des suites à ses histoires, a transposé son œuvre au théâtre ou dans des nouvelles, ou encore utilisé ses personnages dans des dessins de presse. Pas étonnant donc que Les Trois Mousquetaires puissent être, pêle-mêle, une version porno allemande avecune VF toute en argot des Halles de 1950 ; un long métrage où David Hasselhoff, héros d’ Alerte à Malibu, incarne un « John Smith d’Artagnan » biker tout de cuir vêtu ; un improbableLes Rangers défient les karatékas où le cinéaste italien Bruno Corbucci transpose l’univers de Dumas en western spaghetti ; ou encore une version avec des personnages en pâte à modeler animés image par image, sur le modèle de Wallace et Gromit .
Cette dernière adaptation est l’œuvre d’un studio lituanien, et remonte à 2005. Même là-bas, les personnages de d’Artagnan, Richelieu, Rochefort, Buckingham et Madame Bonacieux parlent à tout le monde ou presque. Et hors de question de traiter ça par-dessus la jambe : “Nous avons même embauché un spécialiste des combats à l’épée. Et nous avons dû apprendre les mouvements et les bottes pour les transcrire dans notre animation”, souligne le réalisateur Jannis Cinnermanis, devenu incollable sur la tierce ou la fente.
La force de l’univers mis en place par Alexandre Dumas tient plus aux personnages qu’à leurs aventures, appuie le duo Matthieu Delaporte-Alexis de La Patellière, auteur du scénario du film de 2023. « Demandez aux gens de vous raconter Les Trois Mousquetaires : ils vous parleront plus des personnages que du déroulé de l’intrigue. Les ressorts de l’épisode des ferrets de la reine , ce sera tout de suite un peu plus flou. »
Des personnages plus forts que les péripéties, cela ne vous rappelle pas un schéma cinématographique plus récent ? De la saga L’Arme Fatale où Mel Gibson ou Danny Glover écrasent des intrigues policières assez simples, aux longs-métrages où le duo Pierre Richard-Gérard Depardieu poursuivent leur confrontation électrisante de film en film… Tout semblait déjà écrit plus d’un siècle plus tôt. « Dumas, c’est l’inventeur du buddy movie [film de pote] » , résume Matthieu Delaporte. « Un formidable showrunner [personne chargée du suivi de l’intégralité de la production d’une série TV] » , abonde son comparse Alexandre de la Patellière. « Le père du blockbuster » , renchérit l’historien Mathieu Letourneux. « La matrice de tous les récits d’aventure » , assène Jacques Migozzi, expert ès Dumas. Pour preuve, « préquel, sequel , trilogie, cliffhanger , page-turner *… Autant de mots anglais forgés à partir de concepts inventés ou utilisés par le romancier lui-même » , sourit Jocelyn Fiorina, président de la société des Amis d’Alexandre Dumas.
Un pour tous, tous pour la légende
Le septième art va ajouter en surimpression des images que Dumas n’a même pas écrites. La devise « un pour tous, tous pour un »? « Elle n’apparaît pas sous cette forme dans le roman, mais sous une forme inversée », souligne Jacques Migozzi. Le plan iconique des mousquetaires qui brandissent en faisceau leurs épées vers le ciel ? « Il n’existe pas sous la plume de Dumas. » Le poids des mots s’incline devant le choc des photos : quasiment aucune adaptation n’a pu en faire l’économie depuis. Quand la BBC se lance en 2014 dans la série Musketeers , son personnage de Porthos noir lui vaut un tollé. Injustifié, grommelle Adrian Hodges, son créateur.
« Où avez-vous lu que Porthos était blanc et gros ? »
à franceinfo
« Dans le premier livre, Dumas insiste surtout sur son côté coquet, qui aime bien s’habiller, mais ne parle absolument pas de son poids, continue le scénariste britannique. On s’est dit qu’il était temps d’introduire un mousquetaire noir, d’ailleurs, ça existait déjà à l’époque dans l’armée française. En plus, ça permettait d’offrir à Porthos une histoire personnelle intéressante. »
Une centaine d’acteurs se sont eux glissés dans les bottes de d’Artagnan. Du bondissant Gene Kelly de l’âge d’or du Technicolor (1948) à Douglas Fairbanks, star du muet, d’autres figures plus inattendues ont prêté leurs traits au jeune Gascon, de Barbie (la poupée, si, si) à John Wayne en passant par Mickey… ou l’actuel président ukrainien Volodymyr Zelensky, à l’époque où il était encore acteur. Paul McCartney ou John Lennon ont failli rejoindre cette liste dans les années 1960, époque où le film de cape et d’épée était déjà en perte de vitesse.
« D’Artagnan est probablement le personnage le plus difficile à caster », insiste l’historienne Jacqueline Razgonnikoff, spécialiste des costumes des adaptations de Dumas. « Il n’a que 18 ans au début du roman, mais certains acteurs qui avaient plus du double l’ont déjà incarné. »
Nombre d’observateurs citent comme meilleur d’Artagnan à ce jour la prestation du jeune Jean-Paul Belmondo dans un téléfilm de l’ORTF dont les bandes ont disparu. Mais être jeune ne suffit pas pour incarner un d’Artagnan réussi : « L’acteur que nous avions choisi pour le film, Logan Lerman [qui avait 19 ans lors de la sortie du film], l’a joué un peu trop sérieusement à mon goût, juge le scénariste Alex Litvak. Dans mon esprit, d’Artagnan, c’est un peu comme le jeune capitaine Kirk au début de la saga Star Trek, qui roule des mécaniques sans en avoir tout à fait la carrure. »
Cherche « Cyrano » désespérément
Aucun d’Artagnan n’a mis tout le monde d’accord, ni aucun film d’ailleurs. « Le roman continue à être adapté car, contrairement à ce qui s’est passé avec le Cyrano de Jean-Paul Rappeneau, il n’y a pas eu de film qui a écrasé la concurrence’, soulignent Alexandre de la Patellière et Matthieu Delaporte. Chaque scénariste se frottant au texte cherche, à sa manière, à mettre des étoiles dans les yeux des spectateurs. « Je voulais retrouver les sensations que j’ai eues enfant en lisant le roman », assure Alex Litvak, qui assume totalement le côté popcorn de sa version de 2011, sortie précipitamment pour couper l’herbe sous le pied de Baz Luhrmann (Moulin Rouge, Elvis…) qui, selon lui, mijotait un long métrage avec Marion Cotillard dans la robe de Milady.
« Je voulais que les jeunes d’aujourd’hui en prennent plein la vue. Qu’ils aient enfin le ‘Trois Mousquetaires’ de leur génération. »
à franceinfo
Une suite envoyant d’Artagnan et consorts en Chine en sous-marin était même prévue… mais n’a pas vu le jour à cause de l’échec du film aux Etats-Unis, confie le scénariste.
Le ralentissement des adaptations sur grand écran était palpable depuis la fin des années 1970. « Quand Bouygues nous donne un beau budget pour La Fille de d’Artagnan (1994), et un casting avec Sophie Marceau et Philippe Noiret, j’entendais bruisser dans le milieu : ‘Ça ne marchera pas, ça n’intéresse plus personne' », raconte Eric Poindron, co-scénariste du long métrage de Bertrand Tavernier. « Les films en costume, ça ne se faisait plus depuis deux bonnes décennies. Mais contre toute attente, on a tenu la dragée haute à Speed, avec Keanu Reeves et Sandra Bullock ! »
Les auteurs de la mouture de 2023 ont choisi de replacer les mousquetaires dans un contexte réaliste, à l’image du roman originel, avec une imagerie presque crasseuse bien loin des capes bleues immaculées des mousquetaires d’opérette de l’après-guerre. Et savent s’y prendre pour faire saliver le spectateur : « Le Paris du XVIIe siècle, c’est un peu notre western à nous, avancent Matthieu Delaporte et Alexis de La Patellière. Deux mondes coexistent : le faste de la cour, et certains quartiers où ça n’a pas beaucoup bougé depuis le Moyen Age. Au milieu de ça, les mousquetaires, ce sont nos derniers chevaliers. »
Des chevaliers qui continuent de faire rêver dans le monde entier. Car les adaptations audiovisuelles ne résument pas la passion que génère Alexandre Dumas auprès des créateurs de tous poils. La récente série Musketeers de la BBC a généré un regain de fan-fictions, souligne Patrice de Jacquelot, qui recense toutes les adaptations littéraires sur son site pastichedumas.com. « Un quart d’entre elles, romans et BD confondues, datent d’après l’an 2000 », remarque-t-il. On n’en a décidément pas fini avec Alexandre Dumas.
* Le terme anglais de sequel désigne la suite d’une œuvre. Un cliffhanger est un élément de suspense inséré à la fin d’un épisode ou d’un chapitre pour créer un sentiment d’attente chez le spectateur ou le lecteur. Enfin, un page-turner désigne un livre ou un roman dont l’histoire est si captivante que le lecteur est poussé à tourner les pages sans pouvoir s’arrêter.
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