Tous ceux qui ont connu Jean-Michel Basquiat et l’ont vu travailler dans son atelier l’assurent : l’artiste peignait en musique. S’il a beaucoup fait référence au jazz dans ses tableaux, citant Charlie Parker, Fats Waller, Louis Armstrong ou Duke Ellington, lui qui possédait, dit-on, une collection de 3000 disques, écoutait tout autant La Callas, David Bowie, Curtis Mayfiled, du blues, du reggae ou Beethoven. Immergé par ailleurs dans la bouillonnante scène arty underground de New York au début des années 1980, épicentre des expérimentations de la no wave, de la new wave et du hip-hop émergent, il avait monté un groupe inspiré de John Cage, Gray, faisait DJ à ses heures et produisit en 1983 un morceau de hip-hop.

La formidable exposition « Basquiat Soundtracks » qui se tient à la Philharmonie de Paris du 6 avril au 30 juillet 2023 est une exploration de la place que tenait la musique dans son imaginaire et dans son œuvre. Le co-commissaire Vincent Bessières a accepté de sélectionner et commenter pour nous sept morceaux, qui forment une parfaite introduction à son univers sonore et à cette exposition.

1 La Callas : « Norma » de Bellini

C’est une référence peut-être étonnante mais Basquiat est plein de surprises. Il était loin d’être monomaniaque en terme de musique. Très curieux, il écoutait des choses très très différentes. Il envoyait régulièrement son assistant ou des amis lui acheter des disques. Il leur donnait une liasse de billets et il leur disait : vas m’acheter des disques. Il leur faisait confiance pour lui rapporter des nouveautés ou des choses traditionnelles. La Callas fait partie, avec Billie Holiday, de ces grandes chanteuses qu’il a admirées. Suzanne Mallouk, qui a été sa compagne, raconte dans le très joli livre La veuve Basquiat qu’ils étaient en Italie et Basquiat a eu un manque : il fallait qu’il écoute La Callas. L’exposition s’ouvre par un tableau qui parle de l’opéra (Anybody Speaking Words, 1982), qui fait référence justement à tous les efforts physiques que cela représente de chanter, à la façon dont ça met le corps en mouvement. Et c’est peut-être aussi un hommage à La Callas, qui visiblement le touchait.

2 James White and the Blacks : « Sax Maniac »

Jean-Michel Basquiat s’est vraiment trouvé au cœur de la No Wave. Il a traîné dans tous les clubs downtown Manhattan où la No Wave s’est inventée, au Max’s Kansas City, au CBGB, au Mudd Club et au Hurrah. Ce sont des endroits où il est allé quotidiennement, et où il a joué avec son groupe Gray. James Chance est une des figures emblématiques de la No Wave, de cet esprit de collage, de décalage et d’impertinence, porté par des musiciens qui assument de ne pas être des virtuoses au sens traditionnel, et qui font une musique qui peut être parfois un peu acide, agressive et rentre dedans. James Chance, qui avait plusieurs groupes à l’époque, dont les Contorsions, et se faisait aussi appeler James White and the Blacks, fait se rencontrer le free jazz, la funk et le punk et enflamme le public de cette scène. Il est d’ailleurs dans le film Downtown 81 (montré dans une alcôve sur grand écran à l’exposition NDLR), dont Basquiat est le fil rouge, et ce film a été tourné en décor réel dans les clubs où Basquiat allait. On y voit notamment une séquence live de James White tournée en 1981 dans un club, le Peppermint Lounge. Basquiat avait dessiné un saxophone pour annoncer le concert gratuit qui allait avoir lieu pour les besoins du tournage. L’original du dessin et sa version flyer sont montrés à l’exposition. 

https://youtube.com/watch?v=NVn_S86k-MM%3Fstart%3D21

3 Gray : « Drum Mode » 

Du groupe Gray dans lequel a joué Basquiat durant un peu plus d’un an (il a quitté le groupe à l’été 1981 pour se consacrer à la peinture NDLR), un seul titre a survécu du temps où il en faisait partie : Drum Mode, enregistré pour la bande originale de Downtown 81. C’est un morceau très intéressant. Personnellement je le trouve très réussi, et il donne une assez bonne idée de la manière dont les musiciens faisaient de la musique à l’époque. Ils utilisent des instruments, mais on ne sait pas très bien ce que c’est. Par exemple, le réalisateur Michael Holman, qui tenait la batterie dans la formation, a révélé un secret de fabrication au sujet d’un son étrange et indescriptible qu’on entend dans ce morceau. Il avait en fait collé du scotch sur la caisse claire et en l’arrachant – shhrrt! shhrrt !- il produisait ce son bizarre, presque un scratch, qui revient régulièrement. Basquiat, qui jouait de la clarinette et des synthétiseurs dans Gray, joue semble-t-il du triangle sur Drum Mode. De toute façon, le mystère règne sur qui faisait quoi dans ce groupe. Selon Michael Holman,  » on était comme des extraterrestres qui venaient d’arriver sur terre : ont trouvait des instruments et on se demandait bien à quoi ça servait« . Il y a vraiment cette idée que la musique est une matière plastique. Pour moi, les musiciens de Gray sont plus des sculpteurs de sons qui réalisent des tableaux sonores, que des musiciens au sens traditionnel. Je pense que cela manifeste l’intérêt qu’avait Basquiat pour le son comme matériau à travailler.

4 Rammellzee & K Rob : « Beat-Bop »

En 1983, au moment où Basquiat a noué des liens étroits avec plein de jeunes gens de son âge issus des quartiers défavorisés du Bronx qui sont en plein dans le hip-hop, il décide de produire un titre de rap. Comme il commence a être connu et à avoir un peu d’argent, il peut se permettre de louer un studio, de payer des techniciens et des musiciens et même de faire fabriquer le disque, parce que oui, il a fait presser le disque. Ce disque est une œuvre d’art totale parce que Basquiat a conçu la pochette entièrement, recto verso, ainsi que l’étiquette. Mais il a aussi imaginé le casting du groupe, constitué de musiciens venus d’horizons différents. Le bassiste vient plutôt du funk, le percussionniste aux origines portoricaines n’est autre que Al Diaz, son partenaire à l’époque des graffitis signés SAMO. Il y a également une violoniste, Esther Bálint, qui a joué dans les films de Jim Jarmusch. Basquiat lui avait dit : essaye de faire le thème de Psychose de Hitchcock, alors elle fait un espèce de riff de violon. Basquiat a aussi choisi les deux rappeurs et réalisé le mixage. Il a donc d’une certaine manière scénarisé l’enregistrement. Je trouve très convaincant musicalement ce mélange de funk, de No Wave, de musique de films et de rap, ça marche incroyablement. 

5 Charlie Parker : « Now’s The Time »

C’est un morceau que Basquiat cite très souvent, parce que Now’s the Time, ça peut s’entendre à la fois comme une incitation à la modernité, c’est la célébration du temps présent, c’est agir et créer dans le présent. Mais Now’s The Time c’est aussi une expression que Martin Luther King a utilisée dans un de ses discours, sur l’idée que le temps est venu. Cette phrase est un motif récurrent dans la lutte pour les droits civiques : le temps est venu de changer la société, le temps est venu d’affirmer son identité, d’affirmer sa fierté. Derrière ce morceau emblématique, c’est la capacité que les jazzmen avaient, et les musiciens de be-bop en particulier, à composer en temps réel, c’est-à-dire à improviser mais dans un cadre contraignant qu’ils arrivaient à sublimer par leur virtuosité, par l’association de leur intellect et de leur sensibilité. Je pense que ça, cette association d’intellect et de sensibilité, c’est vraiment quelque chose qui parle à Basquiat. Il dit : « quand je peins, je suis en mode automatique« . En fait, il n’est pas dans une réflexion, ce n’est pas cérébral. Basquiat n’est pas un artiste conceptuel, il est dans le geste, dans le faire, mais en même temps tout ce qu’il fait et tout ce qu’il compose sur la toile est guidé, encadré, par tout ce qu’il sait et par toute sa pratique. Il est comme les musiciens de jazz, qui n’analysent pas ce qu’ils sont en train de faire lorsqu’ils improvisent : il y a quelque chose qui parle en eux, encadré par tout le travail qu’ils ont fait en amont, qui leur permet, au moment de s’élancer, de ne pas se planter.

6 Clifton Chenier : « Clifton’s Blues (Where Can My Baby Be ?) »

Clifton Chenier, c’est le grand accordéoniste du zydeco en Louisiane. A partir de 1985, Basquiat utilise beaucoup ce motif de l’accordéoniste. Il le représente en cowboy noir. Le zydeco est une musique rurale dont la naissance, je pense, est ce qui fascine Basquiat. Cette musique est née de la rencontre des Acadiens qui avaient été expulsés de la Nouvelle-France, donc de Québec, par les Anglais quand ils ont conquis le Canada. Tous les francophones qui refusaient de reconnaître la nouvelle souveraineté ont été expulsés, déportés par les Anglais en Louisiane, dans le bayou, une région hostile parce que très humide, pleine d’alligators et de moustiques. Ils les ont laissés se débrouiller. C’est ce qu’on appelle « le grand déplacement » dans l’histoire des Canadiens francophones. Les Acadiens sont donc arrivés avec leurs danses, leurs traditions et leurs chansons, et ils ont rencontré des esclaves, des affranchis ou des esclaves qui s’étaient enfuis et qui vivaient là, dans la campagne. Peut-être parce qu’ils partageaient avec eux la pauvreté et l’adversité, les Acadiens se sont mélangés, à la différence des colons anglophones qui restaient à distance des Noirs. De cette rencontre est né le zydeco. Je pense que Basquiat a eu un intérêt pour cette musique parce qu’elle est née de l’un de ces grands mouvements fous de l’histoire humaine qui ont amené à des brassages de population. Je ne sais pas quand il a découvert le zydeco mais en 1985 et 1986, c’est un motif récurrent dans ses œuvres.

7 Ludwig van Beethoven : « Symphonie N°3, Héroïque »

C’est une œuvre très belle, très mélancolique. Basquiat dit que sa peinture parle de l’héroïsme et de la rue. Le dernier tableau de l’exposition, qui est aussi un des derniers qu’il a peints, s’appelle Eroica, héroïque, il y a une correspondance déjà sémantique entre les deux. Mais cette symphonie a aussi un destin tourmenté puisque c’est une œuvre que Beethoven avait dédiée au départ à Napoléon Bonaparte quand il n’était encore que premier consul et que l’Europe entière voyait en lui l’homme providentiel, l’incarnation des idéaux de la Révolution, et qui s’est finalement transformé en tyran. Le jour où Beethoven a appris que Napoléon s’était déclaré Empereur, il a rayé la dédicace sur sa partition. Or Basquiat a aussi beaucoup recours à la rature : il barre les mots, cache les mots, les couvre parfois de peinture, donc là y a une espèce d’analogie du geste. Mais surtout Basquiat, en tant que Haïtien d’origine, qui porte un nom français qui est peut-être celui d’un esclavagiste, s’est beaucoup intéressé à l’histoire d’Haïti, au personnage de Toussaint Louverture, au fait qu’Haïti a été le premier territoire où l’esclavage a été aboli, où les Noirs ont enfin pris le pouvoir et ont essayé de créer une société. Et comment, justement, ça a été brisé par les colons et par Napoléon, qui a rétabli l’esclavage. Je pense que derrière Eroïca, il y a toute cette dimension historique et tout ce que cette symphonie symbolise comme échec de la société occidentale.

Exposition « Basquiat Soundtracks » du 6 avril au 30 juillet 2023 à la Philharmonie de Paris
Du mardi au jeudi de 12h à 18h
Le vendredi de 12h à 20h
Samedi et dimanche de 10h à 20h
Tarifs :  de 8 à 14 euros, gratuit pour les moins de 16 ans

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