Au milieu des années 90, dans un garage de la Sarthe, une fillette de bonne famille manie le fer à souder. Elle a 8 ans, s’appelle Charlotte Chesnais et n’aime pas vivre à la campagne. « Je faisais fondre de l’étain, une boule liquide se formait, j’y jetais de l’eau, et plein de pics apparaissaient.
J’en faisais un collier et forçais ma mère à le porter. » Aujourd’hui, ses bijoux relèvent de la sculpture, aiment défier l’entendement. Les boucles remontent l’oreille au lieu d’en descendre, les bagues lévitent entre les doigts. Telle n’était pas sa vocation initiale, pourtant.
Elle avait choisi la mode. Pendant neuf ans, elle a orné le corps par le vêtement chez Balenciaga. Un jour, Nicolas Ghesquière a eu envie de lancer des bijoux, et il les lui a confiés. L’évidence est parfois affaire d’opportunité.
En 2015, vous créez votre première collection en trois mois, et remportez le prix Accessoires de l’Andam. Quand avez-vous senti poindre l’adhésion ?
Dès le début, en fait. En 2015, Rabih Kayrouz m’a proposé de faire ma première présentation chez lui. J’ai bénéficié du passage des gens qui allaient voir sa collection. Mon attaché de presse a accroché les journalistes en disant : « Venez voir cette fille qui a travaillé avec Nicolas Ghesquière. » Le premier jour, la rédactrice en chef de style.com – la Mecque à l’époque –, est venue.
Le lendemain j’étais en première page, en énorme. Des photos pas retouchées, avec traces de fond de teint infâme. Mais j’étais trop contente. J’espérais cinq boutiques cool, j’en ai eu vingt. Colette, Le Bon Marché, Dover Street Market, Webster…
Cette mise sur orbite immédiate a dû générer des imprévus…
Je n’ai aucune envie d’être un effet de mode. Je n’avais pas prévu que les boucles Saturn seraient un best-seller. Je n’avais pas prévu les copies non plus. Deux grandes enseignes à petits prix en ont sorti. Les gens te disent : « C’est cool, on te copie, ça veut dire que t’as du succès. »
Une phrase débile que j’aurais pu sortir à des copains avant d’avoir ma marque ; maintenant, ça me révolte. Faire des pièces belles, intéressantes, avec un système de nouveau porté, c’est difficile. Les Saturn, c’est deux créoles l’une dans l’autre, mais les choses les plus simples ne sont pas les plus faciles à trouver. Quand quelqu’un reprend mon idée à l’identique, ça dilue mon message.
A 3,50 €, elles vont se banaliser. Or c’est la rareté qui est séduisante. Mais ça me pousse à être toujours plus singulière, avec des pièces parfaitement faites par les ateliers qui travaillent pour les plus grandes maisons.
Vous avez été styliste vêtement pendant neuf ans chez Balenciaga. Pourquoi vous être lancée dans les bijoux ?
La mode me fait trop chier aujourd’hui. J’aime en faire un passe-temps, comme la mission de consulting que j’ai prise pour APC. Mais jamais je ne m’embarquerai à lancer ma marque de fringues. Huit collections par an, des pré-coll, des croisières, ce déversement incessant de vêtements, je ne peux plus.
Dans ma vingtaine, je pouvais aller à la boutique Prada le lendemain du défilé pour dire : « Appelez-moi quand vous recevrez ces chaussures-là. » Plus maintenant. Mon attachement aux objets, lui, a grandi.
Crédit : Anne Piqué
Votre travail a un côté geek, on se demande comment telle boucle défie la pesanteur, comment s’enfile tel bracelet qui s’enroule autour de la paume. Vous faisiez des casse-têtes, petite ?
J’adorais les maths et la physique, j’ai toujours été très bonne. J’ai un esprit pratique ; contourner les entraves sur une main, une oreille, ça m’amuse. C’est la recherche de la forme et de son usage qui m’intéresse. Un jour je ferai peut-être des chaises, des fourchettes, une théière.
J’ai fait une bague double qui ressemble à un trombone et concentre toute ma démarche : un bel objet en soi dont on se demande comment il tient. Si ça existe déjà, ça ne m’intéresse pas. Certaines pièces ne peuvent être faites que sur mesure. Je les garde pour les projets spéciaux.
Les gens qui ont les moyens de faire des commandes spéciales vont place Vendôme en général. Vous en avez beaucoup ?
De plus en plus. Mon premier projet spécial était un diamant de cinq carats. Plus gros que mon petit doigt. Un copain en avait hérité, il voulait le monter en bague pour demander sa fiancée en mariage. Il m’a dit : « Les propositions place Vendôme étaient rasoir, fais-en ce que tu veux. » Je ne savais même pas combien ça coûtait.
Quand je récupère la bague à l’atelier, ils me disent : « Contents que tu la reprennes, un diamant de cinq carats, tu flippes quand tu l’as chez toi. » Ils m’ont dit le prix, j’étais sans voix. Entre 200 000 et 300 000 €. Après je suis allée m’acheter un maillot de bain et l’ai trimballé dans mon sac toute la journée. Je n’allais pas appeler des bodyguards non plus.
Qu’est-ce qui déclenche le dessin ?
Tout. J’aime le travail des Lalanne, Mallet-Stevens, Le Corbusier. Des photos de bijoux anciens peuvent susciter l’envie d’une interprétation différente.
A Venise, en janvier, j’ai passé une demi-journée à la Fondation Peggy Guggenheim, je voulais vivre dans cette maison où un Jean Arp fait face à un Brancusi, un Calder.
Après, planning oblige, je me colle aussi parfois devant mon carnet, c’est moins poétique, mais sinon je suis en retard.
Dans quel environnement avez-vous grandi ?
Un bled paumé de la Sarthe, Sillé-le-Guillaume. C’est la campagne, ce qui m’a longtemps déplu. Mes parents travaillaient beaucoup. Mon père était pharmacien, et ma mère, opticienne. Ma culture de l’entrepreneuriat vient de là. Quand Léonard est né, je faisais mes premières livraisons une semaine après mon accouchement, dans les cartons, avec une canicule de 50 °C à Paris.
Je ne dormais pas la nuit, donnais le sein à l’usine, l’enfer. Mais j’ai toujours vu mes parents les mains dans le cambouis. J’ai eu une enfance très gâtée, beaucoup de danse, de course à pied, on allait au ski, on louait une maison un mois tous les étés. Mes parents ont un métier cartésien, mais quand, à 17 ans (elle avait un an d’avance, ndlr), après six mois de prépa HEC, j’ai dit : « J’arrête, je veux faire de la mode », ils m’ont totalement soutenue.
“Professionnellement, j’ai grandi très vite, mais ça m’est monté à la tête.”
Quelles ont été vos premières excitations esthétiques ?
On venait tout le temps en week-end à Paris avec ma mère et ma sœur, visiter des musées et faire du shopping à Saint-Germain-des-Prés. On faisait les boutiques Kenzo et Sonia Rykiel où ma mère s’habillait. Ces virées ont aiguisé ma curiosité.
Je me souviens du plaisir d’aller chez Pom d’Api, le droit de sortir avec nos chaussures neuves, la peur de les abîmer dans la rue. Quand, le dimanche, il fallait rentrer à la campagne, c’était : « Mais pourquoi on vit pas ici, maman ? »
Quelles maisons ont émaillé votre amour de la mode ?
Je me rappelle d’une robe Versace horrible – j’avais tanné ma mère pour qu’elle me l’achète – blanche avec des étoiles rose fluo, ignoble. J’avais 16 ans et j’étais à poil dedans. Je ne sais pas pourquoi, mais je l’aimais.
Faire le Studio Berçot m’a aidée à préciser mes goûts : obsession Prada pendant des années, puis Céline. Balenciaga évidemment. Jamais je n’aurais pensé être assez pointue pour y travailler, c’était trop branché pour moi.
Pourquoi Nicolas Ghesquière vous a-t-il embauchée si vous n’étiez soi-disant pas assez branchée ?
Après Berçot, j’ai été l’assistante de Vincent Darré pendant un an, quand il était directeur artistique d’Ungaro. Vincent a un second degré extraordinaire, une fantaisie surréaliste, une culture dingue, j’ai pris tout ce que je pouvais. C’est ce que Nicolas* a dû se dire, car j’étais une gamine, 20 ans.
Chez Balenciaga c’était plus studieux, moins rigolo car plus sérieux, des horaires très lourds, tard le soir, les week-ends. Nicolas attend beaucoup. On passait notre vie ensemble avec les gens du studio. J’ai été célibataire pendant quasiment mes neuf années là-bas. Artistiquement, ça m’a affûtée.
Il est jusqu’au-boutiste, ne prend jamais le chemin le plus facile, tout est sujet à réflexion. Je suis fan de Pierre Paulin parce que Nicolas me l’a fait connaître, c’est son designer fétiche. Je respectais tellement son travail que j’avais envie de me défoncer pour lui plaire. C’est un truc de séduction aussi. Chez Balenciaga, pas une fois je n’ai songé à monter ma marque. Quand Nicolas est parti, je n’ai plus eu personne pour me stimuler, j’ai ressenti un manque.
Crédit : Anne Piqué
Quels ont été les moments les plus marquants chez Balenciaga ?
Trois ans après mon arrivée, en plus du prêt-à-porter, Nicolas m’a confié les bijoux. C’était mes tout premiers. Les gens les aimaient beaucoup, Nicolas aussi, il me le disait tout le temps, c’était important. Nicolas m’a aussi confié les projets spéciaux pour les VIP.
C’est comme ça qu’on a commencé à bosser ensemble avec Julien (Dossena, ami et directeur artistique de Paco Rabanne, dont Charlotte dessine les sacs et bijoux), il a été mon stagiaire quand j’ai fait la robe de mariée de Salma Hayek. C’était génial car Nicolas me faisait confiance.
A 23 ans, j’allais à New York faire des fittings avec Julianne Moore pour les oscars ou les Golden Globes, seule avec ma housse dans l’avion. Des gens disaient à Nicolas : « T’envoies cette gamine faire ce genre de trucs ? » Bon, quand Julianne Moore arrive, tu ne fais pas la maligne, t’as chaud, « Et si la robe ne ferme pas… »
Tout a été rapide, facile pour vous. Il y a eu des périodes compliquées ?
Oui, je peux l’analyser aujourd’hui. Disons que je me suis retrouvée à 20 ans dans la maison la plus branchée. On savait qu’on était les meilleurs, on voyageait en business, on dormait dans des hôtels dingues. J’ai rencontré Anna Wintour, suis allée chez elle, je faisais des robes pour sa fille.
Professionnellement, j’ai grandi très vite, mais ça m’est monté à la tête. Au boulot, je n’étais pas réputée pour être méga sympa. J’étais devenue une petite peste.
Ça crée quelque chose de particulier dans une famille d’avoir une fille de 20 ans qui parcourt le monde en business class ?
Un peu. Pour ma petite sœur, dont je suis très proche, ça biaisait les choses de m’avoir pour référent. Partir une fois par mois à New York lui semblait normal.
Elle trouvait sa vie ennuyeuse alors que pas du tout. Je faisais mon possible pour la rassurer. Aujourd’hui elle est chirurgienne obstétrique, m’impressionne beaucoup. J’ai longtemps voulu faire médecine, elle l’a fait.
Il vous arrive de croiser vos pièces dans la rue ?
De plus en plus. L’autre jour, je rentrais à vélo après une journée rude et, au feu rouge, une dame me dit : « Elles sont canons vos bagues, c’est qui ? » Je réponds : « C’est Charlotte Chesnais. » Et elle me fait : « Oh, moi aussi, ma bague c’est Charlotte Chesnais ! » Je n’ai pas osé lui dire que c’était moi.
(*) Nicolas Ghesquière a été directeur artistique de Balenciaga de 1997 à 2012. Il est aujourd’hui directeur artistique de Louis Vuitton.
Article paru dans Marie Claire n°779, daté juillet 2017
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