Le créateur de mode français d’origine italienne Emanuel Ungaro est mort à Paris, a annoncé sa famille à l’AFP. Il avait 86 ans. Relisez l’un de ses grands entretiens, accordé à Janie Samet de Madame Figaro en mai 1991.
GRAND ENTRETIEN. – On sait qu’Emanuel Ungaro ne se confie pas aisément. Depuis tout juste un quart de siècle, il habille avec passion les femmes. À l’occasion de cet anniversaire, il a abordé, avec Janie Samet, ses jardins les plus secrets : de l’enfance aux maitres qui l’ont guidé en passant par sa conception de la liberté, du mariage et de la foi.
Janie Samet/Madame Figaro. – Vous célébrez vos vingt-cinq ans de création cette année. N’avez-vous pas l’impression qu’il était plus facile hier qu’aujourd’hui à un jeune styliste d’ouvrir sa maison de couture ?
Emanuel Ungaro. – L’argent n’a jamais donné de talent à personne, il donne le moyen de s’exprimer, c’est tout. Quels capitaux avais-je démarrer en 1965 ? Aucun. Mais l’obstination, le courage, ça oui, je les avais. Si aujourd’hui un jeune homme accepte se s’installer dans 50m² avec sept ouvrières, d’ouvrir la porte, de faire les essayages, les livraisons, s’il accepte tout cela, il peut arriver mais tout le monde veut être artiste aujourd’hui. Très vite. Moi, je balayais après le départ des ouvrières parce que j’avais honte qu’elles sachent que le ménage, c’était moi qui le faisais. Vous avez, la vie est indéfendable si on n’est pas à l’origine des choses. En 1965, je me suis installé avec Mac-Mahon et il faut dire qu’il y avait dans ces années une liberté, un espace, un monde qui finissait. D’un côté, la tradition représentée par des très grandes maisons, de l’autre des êtres comme moi qui voulaient que les choses soient différentes.
Quel souvenir conservez-vous de vos échecs ?
J’en suis fier car les collections qui m’ont le plus apporté sont celles qui ont le moins marché et qui ont été descendues en flammes par la presse. Alors…
Acceptez-vous la critique ?
Qui peut me juger ? Comment connaître les intentions, quelque fois enfouies, du couturier qui se projette dans le temps avec le désir fabuleux de tracer une ligne de conduite pour les saisons à venir ? J’ai fait mien un mot de René Char : «Que le risque soit ta clarté.» Ma maison est et vivra sur les bases que j’ai instaurées : risque, audace, travail, invention, imagination. En 1967, j’ai associé timidement les imprimés entre eux puis de façon de plus en plus offensive. La presse a réagi de façon catastrophique. Ai-je eu raison, ai-je eu tort ? Il faut une farouche détermination, un sentiment de férocité à votre propre égard pour continuer à croire que les autres vont partager votre opinion. Nous avons prouvé que nous n’avions pas toujours tort. À la presse, je demande d’avoir un regard neuf, désencrassé, chaleureux. De penser : ce type est fou de prendre ces risques mais laissons-le les prendre. Et non d’écrire, comme on a pu le lire dans un journal américain, que je faisais des robes de bordel. Pour applaudir la saison suivante tous les érotistes.
On a dit de vous que vous étiez un obsédé sensuel. Comment prenez-vous cette définition ?
Je ne la renie pas. C’est vrai que mon discours amoureux, je ne cesse de le poursuivre puisqu’il n’est d’autre issue que de demeurer fidèle à soi-même. Lorsqu’on a établi un style, va-t-on le trahir ? Chanel n’a pas trahi le sien, Balenciaga non plus chez qui j’ai travaillé de 1958 à 1963 et qui m’a tout appris. Encore aujourd’hui, quand je prends un morceau de toile, je retombe sur ses règles canoniques qui ont été mon apprentissage.
Emanuel Ungaro avant le show Printemps-Été 1999. (Paris, le 18 janvier 1999.)
Cocteau disait : «Ce que l’on te reproche, cultive-le, c’est ce qui fait ta personnalité.» On a l’impression que vous, vous cultivez votre différence jusqu’à la provocation…
Cette phrase de Cocteau me va tout à fait. Je revendique la rigueur et l’honnêteté intellectuelle, les excès et les folies, cette ambigüité, cette schizophrénie. On ne perd son ambiguïté qu’à son propre détriment.
Comment aimez-vous les femmes ?
Jean Cocteau disait aussi : «Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves.» J’ai l’impression que ma carrière parle pour moi, que j’ai donné aux femmes toutes les preuves d’amour possibles. J’éprouve pour elles une passion inextinguible. Leur mystère me fascine. Ces rapports de jalousie, de sensualité, d’excès. Je n’aime pas les hommes-hommes, je n’ai pas de rapports avec eux.
Pourtant des hommes ont compté dans votre vie ?
Deux hommes ont compté pour moi : mon père et Balenciaga qui a été le substitut de l’autre. Je suis d’une famille très modeste. Mon père gagnait sa vie en faisant des costumes et le seul jouet que nous ayons eu, c’était une machine à coudre. Mon père n’a pas été bluffé par ma percée parisienne, il n’en avait rien à foutre, il n’est jamais monté à Paris, d’ailleurs. Orphelin à six ans, il est venu à Aix fuyant le fascisme parce qu’il y avait alors à Aix un comité d’artisans venus du même petit pays, cordonniers, tailleurs… Comme les artisans travaillent avec leurs mains, ils ont le temps de penser et on trouve toujours en eux une violence intellectuelle incroyable.
Avez-vous le souvenir d’une enfance difficile ou merveilleuse ?
Merveilleuse ! Pleine de tendresse. Mon père nous a appris la musique et nous passions nos journées à travailler en chantant des airs populaires de son pays, des mélodies de la mémoire. C’était un ténor rossignol qui connaissait tous les opéras. Lui chantait Mimi, moi Rodolphe. J’avais pour mon père une passion amoureuse. Il était beau mais très petit et dégageait une force vitale incroyable. Je l’admirais d’autant plus qu’il avait une autorité naturelle et l’on venait de toutes parts le consulter. Parfois, le dimanche, nous étions jusqu’à cent trente personnes dans notre cabanon et c’était la fête.
Qu’est-ce qui a déclenché votre vocation et vous a permis de vous échapper pour chercher fortune à Paris ?
La maladie. Mon père perdait peu à peu la vue, ce qui a créé des difficultés matérielles assez graves or, pour des raisons inconnues, il avait porté son dévolu sur moi. Il m’accablait un peu de toutes les difficultés que nous avions et qu’il avait décidé de partager avec moi. J’avais quinze ans. Cela devenait difficile à assumer et je ne voyais pas d’issue. Des rêves confus mais déterminants se sont emparés de moi. Je voulais sortir de cet enfermement et les choses ont voulu que je tombe gravement malade, ce qui a ruiné doublement ma famille pour qui les années de sanatorium ont été une terrible charge.
Combien de temps êtes-vous resté en sanatorium ?
Quatre ans. Quatre années qui ont été extrêmement importantes car je me suis jeté dans toute la littérature. Or ma gravité naturelle me portait vers une littérature de conscience. J’ai d’abord décidé de rendre à ma famille tout ce qu’elle m’avait donné et dès que j’ai recommencé à travailler, je me suis consacré à elle. Je me levais à 5 heures du matin pour commencer à coudre et je m’arrêtais à 10 heures. Leur vie était de plus en plus difficile. Un jour je me suis dit qu’il fallait que je sorte ma famille de ce guet-apens trop injuste et c’est là que j’ai décidé de partir à Paris. Mon frère aîné assumant le quotidien, j’ai pu m’en aller. J’ai une dette envers lui, à vie.
En vidéo, Emanuel Ungaro, créateur de mode franco-italien, est mort
Après 1968, comment les choses de la mode se sont-elles passées pour vous ?
Après 1968, on pensait que les choses ne seraient plus jamais comme avant. On avait tort. Mon père disait «Tout commence dans l’anarchie, tout finit à la sacristie.» L’avenir lui donna raison. On est vite revenu au classicisme et aux conventions, toutes choses qui ne me conviennent pas.
Donc votre vraie révolution, vous l’avez faite plus tard ?
Oui, tout commença dans les années 1970 car dans ces années-là intervint, dans tous les domaines, le désir de changer les choses. Il y eut le cinéma d’avant-garde avec Godard et Clouzot. La couture avec Courrèges et Saint Laurent. L’époque était d’une créativité fabuleuse. Aujourd’hui, il n’y a pas un seul courant auquel on puisse se raccrocher dans le domaine intellectuel, musical, littéraire, pictural et même cinématographique. Je ne vois rien autour de moi qui crée un mouvement de stimulation, de provocation.
Êtes-vous croyant ?
Je ne suis pas sensible à la religion mais je suis sensible à tous les intégrismes qui nous assaillent. L’intégrisme, c’est l’aveuglement et ça c’est épouvantable. La dictature des idées m’a toujours paralysé.
Pour quelle cause seriez-vous prêt à militer ?
Pour une seule : la liberté. Amnesty International m’a demandé de lui faire un texte où j’explique que tout terrorisme nous fait retomber dans le fascisme. Priver un être humain de sa liberté est une honte et là est notre combat. Aujourd’hui tous ces peuples qui retrouvent leur liberté sortent de l’obscurantisme et des pays avancés comme le nôtre ont, envers eux, un devoir de solidarité. Je suis homme à participer à ces mouvements car c’est l’honneur des peuples démocratiques de faire respecter la dignité de l’homme.
Avez-vous, en tant que couturier, l’impression de jouer un rôle clé dans la société ?
Je dois anticiper le désir des femmes et je prétends savoir de quoi je parle car mon passé et mon apprentissage parlent pour moi. Nous vivons à une époque violente : la pauvreté est une violence, l’absence de liberté aussi. Avec des moyens qui sont probablement dérisoires, je tente de créer des choses qui enrichissent la pensée, le regard. Tout le monde est affamé de beauté, de rêve, de joie et j’estime que le vêtement est aussi important que la parole pour satisfaire ce besoin. Notre métier est un métier superbe parce que, finalement, la rue, c’est une succession de mouvements dont nous sommes responsables. Qu’y a-t-il dans la rue ? Des êtres humains et des voitures. De la tôle et des tissus. Tout le reste est statique.
Emanuel Ungaro lors du défilé Automne/Hiver 1996-1997. (Paris, le 16 mars 1997.)
Avec six collections annexes à votre haute couture chaque année, avez-vous l’impression que le prêt-à-porter est en mutation ?
Oui parce que l’attitude des femmes est en train de se modifier par rapport à ses motivations. Il y a de plus en plus une recherche de qualité et d’esthétique. Au paraître pour le paraître succède une façon d’exprimer sa propre vérité, de parler avec le vêtement. C’est une crise de conscience tout à fait phénoménale qui nous amène, nous créateurs, à aborder le problème de façon différente afin de permettre à un plus grand nombre d’aborder la mode. D’où la création, en Amérique, de notre ligne Emanuel, un prêt-à-porter à prix plancher qui rencontre un accueil formidable aux Etats-Unis et que j’espère pouvoir adapter au marché français bientôt. En fait, je suis fier d’être le premier couturier européen à avoir abordé le problème américain comme les Américains sur leur propre terrain avec une créativité qui appartient à la France.
Combien de personnes travaillent autour de vous ?
Cent vingt personnes. Nous sommes une petite maison.
Quel chef êtes-vous ?
Pas facile à vivre. Bien sûr que j’ai envie d’être chaleureux et communicatif mais il y a des moments terribles de solitudes quand les doutes vous assaillent et c’est vous qui les vivez totalement. Je ne connais qu’une chose qui me fasse du bien : arriver le matin, mettre ma blouse blanche, prendre ma pochette et mes ciseaux et travailler. Quand je travaille je suis comme une bête. Il y a dans mon studio, douze heures par jour, une densité de travail impressionnante. Comme j’exige des autres la même chose que de moi, j’exerce une pression terrible sur ceux qui m’entourent pour la quête permanente du meilleur de chacun.
Savez-vous dire merci ?
Je ne suis pas sûr que je le fasse bien parce qu’il y a chez moi une pudeur et probablement une timidité qui m’empêchent de dire les choses. Je pense l’exprimer avec mon regard.
Comment concevez-vous votre vie de famille ?
J’ai le bonheur d’avoir auprès de moi une femme qui me respecte totalement ; c’est une femme qui travaille. Or une femme qui travaille est une femme libre et qui laisse son homme libre. C’est admirable de sa part de respecter cet espace dans lequel un homme doit continuer à être ce qu’il est. On ne transforme les êtres qu’en cadavres. Et puis, est-on capable d’aimer l’autre comme il voudrait être aimé ? Jamais ! Laura serait-elle heureuse si elle me savait malheureux ? En amour, je le répète, il n’y a que des preuves d’amour.
En tant que femme, Laura intervient-elle dans votre métier ?
Ce qui m’intéresse c’est sa réaction dans sa compréhension du vêtement. Après, pas avant, pas pendant. D’ailleurs, je n’accepte aucune obstruction de personne, il me faut une adhésion totale. Les seules discussions que j’aie sur le processus créatif se font à l’intérieur de mon équipe. Là, il y a confrontation intéressante. Ce que Laura m’apporte, c’est sa jubilation, le goût qu’elle a pour la vie, un appétit qui est provocant et contagieux.
Et Cosima, votre fille ?
J’appartiens à une famille très nombreuse et c’est moi qui ai pratiquement élevé ma sœur et mon frère qui avait onze ans de moins que moi. Je les ai langés, lavés, nourris au biberon et je retrouve tout ça avec Cosima qui n’a que vingt-deux mois. Cette enfant qui n’était pas dans mes prévisions me fascine par son regard qui vient d’ailleurs et comme elle appartient naturellement plus à sa mère qu’à son père, je dois la séduire tous les jours.
De quelle manière vous partagez-vous entre votre vie privée et votre vie professionnelle ?
Je travaille tous les samedis. Laura, dans son intelligence, sait que si elle éprouve quelques difficultés de ce côté-là, ce serait me rendre malheureux sans la rendre heureuse que de me demander de renoncer à cet emploi du temps-là. Il faut tenir une comptabilité sur le temps et non sur les sentiments. Je ne suis marié qu’avec mon métier.
Et pour le reste ?
L’Opéra, le Châtelet, le théâtre, les Puces sont mes divertissements favoris.
Vous êtes un bourreau de travail. Pourquoi cette obstination au labeur ?
Je suis trop conscient de la nécessité de faire pour laisser aux autres le soin de le faire à ma place. Partant comme je suis parti, arriver à posséder ma propre liberté a été pour moi un effort surhumain. J’ai trop payé pour y renoncer. Que ce soit dans ma façon de travailler, de vivre, de décider des lieux dans lesquels je vis, je crois savoir mieux que quiconque ce qui me convient et mon destin est de le faire partager.
Que représente, pour vous, la Cavalerie, cette grande maison de pierre que vous venez d’acquérir en Provence ?
Mon rêve a nourri cette maison. Quand je l’ai acquise, ce n’était qu’une ruine mais pleine de noblesse. J’ai essayé de l’anoblir de l’intérieur. S’il y a un meuble chez moi, il doit y avoir sa raison d’exister. Toujours cette ambiguïté d’associer l’excès à la rigueur. Peu d’objets. Pas de photos : c’est de l’exhibitionnisme. Pas de bibelots : c’est de la futilité. Ce n’est pas vraiment nécessaire, comme le disait Balenciaga d’une fleur suggérée à l’épaule.
Comment cultivez-vous l’amitié, la passion ?
Je suis fidèle en amitié mais élitiste car les amis étant des êtres que l’on privilégie, on ne peut en avoir beaucoup. Si je donne suffisamment ? Ce qu’on peut me reprocher en amitié, c’est que je ne demande jamais rien. Mes rapports dans la passion sont des rapports très étranges. La vitalité d’une passion est nourrie par la richesse intérieure de ceux qui la vivent et non par leur attitude extérieure. Là aussi, je ne demande pas de preuves. Je les attends.
Source: Lire L’Article Complet