Printemps 2022. L’actrice Amber Heard est poursuivie en diffamation par son ex-mari, l’acteur Johnny Depp. Sur les réseaux sociaux, impossible d’échapper aux derniers détails de leurs accusations réciproques de violences conjugales, ni aux images du procès alors retransmis en direct en ligne.
Dans les extraits décortiqués et manipulés majoritairement par les masculinistes qui prennent le parti de la star de Pirates de Caraïbes, Amber Heard y est moquée, singée, et ses témoignages dénonçant les violences domestiques et viol commis par Johnny Depp sont tournés en ridicule avec une grande cruauté. Pendant les six semaines d’audiences, la parole de la victime est niée chaque jour à travers le monde par des millions d’internautes.
Cinq ans après #MeToo, un tel procès et le déferlement de haine misogyne qu’il a provoqué est une illustration concrète du concept de « backlash féministe », retour de bâton idéologique qui accompagnerait, sous forme de résistance, les progrès. Mais de quoi s’agit-il vraiment ?
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Remettre les femmes à leur place
Cet anglicisme de plus en plus utilisé a été popularisé en 1991 par la journaliste américaine Susan Faludi dans son ouvrage Backlash, La guerre froide contre les femmes (Éd. des Femmes). Elle y retrace l’histoire d’un « contre-coup », une sorte de revanche en réaction aux avancées du féminisme des années 60 et 70 aux États-Unis.
Le backlash repose sur la diffusion d’un discours négatif et hostile envers les féministes et les femmes en général. Au bout de quatre ans d’analyses, malgré les progrès de l’époque, l’autrice souligne alors le retour en force des stéréotypes, des violences et des discriminations faites aux femmes dans toutes les sphères de la société américaine. Aux vagues féministes succède donc le ressac.
Depuis, le concept s’est exporté, et s’applique désormais à d’autres périodes et d’autres régions du monde. L’historienne Mathilde Larrère, spécialiste des mouvements révolutionnaires et du maintien de l’ordre en France au XIXe siècle, relève que « ce qui constitue les forces vives du backlash, à savoir la volonté d’enfermer les femmes dans une place définie, de les réduire au silence, est une chose permanente » dans notre société patriarcale. Un sexisme de toile de fond qui passerait plus inaperçu, si bien que « les moments où le féminisme, comme un fleuve, sort de son lit, la nécessité de l’y remettre n’en est perçue que de façon plus violente et on le perçoit plus nettement », analyse-t-elle.
Les dominants veulent préserver leurs privilèges et rétablir la hiérarchie entre les sexes à tout prix.
C’est pourquoi les militantes féministes ont toujours été la cible d’attaques particulières, parce que plus encore que les autres, elles donnent de la voix. L’historienne considère que « pour les tenants d’un ordre des sexes qui place les femmes au foyer, à l’extérieur de la vie publique, il leur est si insupportable de les voir franchir cette barrière que la violence n’en est que plus forte ».
Cette place des femmes bien définie est héritée du Code civil de 1804, qui inscrit leur infériorité dans la loi. « Notre histoire en droit civil et judiciaire est fondée sur un backlash dirigé contre les femmes révolutionnaires, juge l’historienne. Il s’agit, au sortir de la Révolution, de ramener les femmes devant les fourneaux et les berceaux, leur rappeler quelle est leur place dans la société ».
La philosophe de la pensée féministe, Geneviève Fraisse, elle, critique la connotation mécanique du mot. Elle précise qu’il s’agit plutôt d’un rapport de force constant : « Dès qu’il y a une avancée en faveur de l’égalité ou de la liberté des femmes, les dominants résistent. Ils veulent préserver leurs privilèges et rétablir la hiérarchie entre les sexes à tout prix, en usant de stratégies sexistes, violentes, qui ne sont pas nouvelles ».
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Des discours haineux rabâchés jusqu’à leur démocratisation
Alors que la vague #MeToo, à l’automne 2017, avait laissé présager une transformation profonde de nos sociétés qui sauraient enfin croire les femmes, la lutte féministe fait actuellement face à une levée de bouclier.
Dans son rapport annuel sur l’état du sexisme en France, publié en janvier 2023, le Haut Conseil à l’Égalité établit que le sexisme perdure et que ses manifestations les plus violentes s’aggravent, évoquant justement un « phénomène de backlash à l’œuvre partout » avec, par exemple, l’organisation des raids de cyberharcèlement sur les réseaux sociaux visant à « réduire les femmes au silence ou les discréditer ».
Les auteur.ices du rapport soulignent que « la situation est d’autant plus violente pour les femmes particulièrement actives, militantes et en ligne : femmes politiques, journalistes, influenceuses, streameuses, créatrices de contenus… Elles font l’objet d’attaques coordonnées, comme par exemple à travers la pratique du doxing [le fait de divulguer des informations personnelles dans le but de nuire, ndlr] ». Sans surprise, la volonté de faire taire les femmes est particulièrement dirigée contre celles qui portent les idées les plus radicales.
La campagne d’Éric Zemmour a été extrêmement préjudiciable.
Selon Mathilde Larrère, le backlash se caractérise également par une montée globale des « discours misogynes, masculinistes, et haineux à l’égard des femmes », une parole sexiste envahissante qui vise, entre autres, à détruire un des fondements du mouvement, qui celui de croire la parole des femmes. Le phénomène peut mettre du temps à s’installer, comme elle l’explique : « Au début, ce sont des discours minoritaires puis ils vont créer leur propre apparence de légitimité par la récurrence de la diffusion du message ».
« La campagne d’Éric Zemmour a été extrêmement préjudiciable, déplore par exemple Mathilde Larrère, il a légitimé ces propos qui semblaient, quand il a commencé à les prononcer, d’un autre temps et qui maintenant sont ceux de notre temps ». Avant lui, Donald Trump s’était illustré tout au long de son mandat par ses nombreuses déclarations machistes. Puis, en juin 2022, le droit à l’avortement a été révoqué aux États-Unis. Un recul majeur à la symbolique forte, un backlash en bonne et due forme.
Geneviève Fraisse préfère évoquer une certaine « réversibilité » des acquis féministes, car « parler de régression des droits des femmes sous-entend qu’il y a progrès, or les droits sont fragiles donc ils peuvent aussi bien disparaître, se renverser », comme c’est le cas actuellement aux États-Unis, en Afghanistan ou en Iran.
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Les défis après la vague #MeToo
« Au moins, dans les années 70, des choses avaient été obtenues : on sortait de cette vague avec la pilule, l’IVG, le viol enfin reconnu comme crime, » souligne Mathilde Larrère. Alors qu’effectivement, les progrès engendrés par le mouvement #MeToo semblent anecdotiques en France, cela n’a pas empêché le retour de bâton pour autant.
Pour preuve, Gérald Darmanin nommé ministre de l’Intérieur en juillet 2020, malgré une enquête en cours pour viol et l’indignation des militantes féministes. L’Élysée estime alors que la plainte visant le ministre n’est « pas un obstacle » à sa nomination. 2020 toujours, le réalisateur Roman Polanski reçoit le César du Meilleur réalisateur alors même qu’il est accusé de viols et violences sexuelles par onze femmes.
Puis en août 2022, une campagne d’information du Planning Familial utilise le slogan « Au Planning, les hommes aussi peuvent être enceints » pour réaffirmer leur accueil inclusif des personnes transgenres. Indignées, plusieurs personnalités politiques d’extrême droite ont appelé à mettre fin aux subventions publiques de l’association, débat récurrent qui menace l’organisation telle une épée de Damoclès.
Mathilde Larrère évoque enfin le harcèlement sexiste qu’endurent régulièrement les femmes en politique. En particulier la députée écologiste et féministe Sandrine Rousseau, principale dénonciatrice des violences sexuelles de l’ancien élu Denis Baupin et cible régulière d’attaques virulentes depuis 2017 : « Ce qu’elle subit, ce sont des attaques que d’autres ont subies avant elle ».
Finalement, le backlash est une crispation violente, constante, toujours à l’œuvre, et dont toutes les féministes sont les héritier.ères.
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