Une Charlotte Gainsbourg de 10 cm de haut, voilà ce qui apparaît sur notre écran de téléphone un lundi soir de janvier. C’est le matin à Los Angeles, où la comédienne-chanteuse prépare un nouvel album en studio, alors c’est via Zoom que nous conversons, interrompu·es parfois par le room service de son hôtel qui lui apporte jus de fruit, théière, petit-déj’ enfin.

Mais même aux mini-dimensions qu’exige la visioconférence, tout ce qui fait d’elle « Charlotte Gainsbourg » dans l’imaginaire collectif nous saute aux yeux : le T-shirt blanc lâche, tout bête mais d’une élégance inouïe, dont elle remonte incessamment les manches, lesquelles retombent au bout de deux minutes ; la voix d’émotive, dont on ne sait si elle est au bord du fou rire ou du sanglot ; la frange éternelle qui la cache à demi, qu’elle défait puis réorganise à la va-vite à intervalles réguliers.

L’image se fige parfois, connexion transatlantique oblige, mais même ainsi floue et lointaine (ou peut-être grâce à cela ?), il y a en elle une propension à se livrer sans langue de bois qui nous quasi désarme, qu’elle décortique ce qui la plonge dans d’infinies noirceurs, ce qui, elle la fille de Jane et Serge qui tourne et chante depuis son adolescence, fait chanceler son sentiment de légitimité, ou encore ce qui bon an, mal an la fait marrer.

C’est d’ailleurs dans ce registre-là, celui de la rigolade, qu’on la verra bientôt sur grand écran, elle dont les cinéphiles ont plutôt en mémoire les rôles d’écorchées vives chez Lars von Trier : la voici, aux antipodes, dans la nouvelle comédie de Dany Boon (*). Sa partition : une quinqua croqueuse d’hommes qui s’amourache d’un type simplet. Ça lui plaît bien, faire rire, même si elle dit ne pas exceller là-dedans.

Icône intercontinentale, peut-être, mais dont l’ego semble étranger à toute boursouflure : relativiser ses talents, se moquer d’elle-même, elle en est coutumière. Rencontre, en somme, avec une star à taille humaine.

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Entre drames et comédies

Marie Claire : Vous êtes, certes, une actrice très populaire, mais on ne vous attendait pas pour autant dans le cinéma grand public de Dany Boon. D’où vous est venue cette envie ?

Charlottes Gainsbourg : Depuis Prête-moi ta main (d’Éric Lartigau, en 2006, ndlr), qui était une franche comédie, je rêve qu’on me fasse travailler à nouveau dans ce registre. Je ne me vois pas comme une faiseuse de blagues, je ne suis pas Louis de Funès, mais j’adore vraiment rigoler.

Sans être un clown, j’aime la fréquentation des clowns. J’ai d’ailleurs tendance à dire, à propos des comédies dans lesquelles je joue, que la drôlerie ne vient pas de moi, qu’elle vient d’Alain Chabat dans Prête-moi ta main ou d’Yvan [Attal, son mari, ndlr] dans Ma femme est une actrice, mais en fait, ce n’est pas tout à fait vrai : j’ai moi aussi une vraie carte comique à jouer et je suis heureuse que Dany m’ait fait confiance là-dessus.

C’est vrai que vous nous avez plutôt habitué·es à des rôles graves et tourmentés !

Ah oui, j’en ai fait, des films sérieux ! Voire hyper extrêmes comme avec Lars von Trier, car j’adore ça aussi, être poussée dans mes extrémités : faire pleurer, entrer dans des états émotionnels forts, c’est plus simple pour moi que de provoquer le rire, car je considère la comédie comme une partition très délicate, dont le rythme et les garde-fous sont difficiles à définir – les blagues qui tombent à plat ou vont trop loin, le mauvais humour, rien ne me met plus mal à l’aise. Au-delà de ça, j’ai redécouvert avec Dany qu’un tournage pouvait être un moment léger, où l’on se marre tout le temps, et que je prenais grand plaisir à la déconnade.

Quelle est la source de votre drôlerie ? Vous rigoliez avec vos parents ?

J’ai le sentiment d’avoir vécu les neuf premières années de ma vie dans un climat de légèreté, avec des parents très enclins, oui, au rire et à la fête – même s’il y avait des drames et beaucoup d’hystérie.

J’ai l’impression de ne jamais avoir séduit avec les armes de la féminité.

Ma mère et son humour anglais nous portaient, mes sœurs et moi. Quant à mon père, c’était là encore un clown : quand on allait au restaurant, il adorait prendre la parole, prendre toute la place – c’était un meneur ! – lancer des blagues très « humour juif ».

Le cap de la cinquantaine

La Vie pour de vrai donne de la femme quinquagénaire une image rare et réjouissante : votre personnage, déluré, butine d’homme en homme et trouve son bonheur ainsi, sans que le film ne la juge. Ça fait partie des raisons pour lesquelles le projet vous séduisait ?

C’est surtout que ça m’amusait énormément. Je souhaitais d’ailleurs qu’on appuie vachement ce côté-là : j’ai suggéré à Dany qu’elle soit vraiment nymphomane, qu’elle ait réellement envie de coucher avec tout le monde, tout cela en conservant la joyeuseté et la sincérité du personnage. Alors j’ai aimé ça, oui, jouer une chaudasse hyper sincère et bonne vivante ! (Elle rit.)

Vous-même venez d’atteindre la cinquantaine. Dans quel état d’esprit avez-vous passé ce cap-là ?

Je n’ai vraiment, vraiment pas aimé. Mais vraiment pas du tout ! Rien ne me réjouit dans ce chiffre-là, 50. J’aimerais être cette femme qui dit « je ne les ressens pas », « je m’assume à 50 ans », alors oui, bien sûr, je m’assume, je ne peux pas faire autrement, d’ailleurs en anglais, on dit make the best of it, donc je vais en profiter au maximum, mais ce n’est pas qu’une partie de plaisir.

Bon, au moins, le cap est passé, car avant de le franchir, on s’en fait encore plus un monde !

Vous affichez pourtant une grande vitalité, à enchaîner les projets de films, de musique, de mode. Comment faites-vous pour maintenir comme ça, à haut niveau, l’envie et la motivation ?

Justement parce que j’ai l’âge que j’ai, je n’ai pas envie de renoncer aux projets qui me tiennent à cœur, de dire non à ce qui me plaît, d’avoir des regrets. L’envie, ce n’est vraiment pas ce qui me manque ! Et puis, avec ma mère comme modèle, j’ai vu toute ma vie une femme qui faisait tout – du théâtre, du cinéma, des concerts, des albums, des livres – et qui ne s’est jamais arrêtée. Alors comme elle, je trouve ça génial de sauter d’un domaine à l’autre, avec cette grande chance de ne faire que ce que j’aime, que ce qui m’amuse.

Selon le comptage de l’Actrices & acteurs de France associés (Aafa), les personnages de femmes de plus de 50 ans ne représentent que 9 % des rôles dans les films français de 2020, alors qu’une femme française majeure sur deux a 50 ans ou plus. Quel est votre sentiment là-dessus ?

Ah, vous voyez pourquoi je ne me réjouis pas de mon âge ? Ce déclin des rôles me fait peur. Heureusement, il y a des contre-exemples incroyables comme Meryl Streep ou Catherine Deneuve, mais peu d’actrices parviennent à tirer leur épingle du jeu comme elles.

Moi, si à un moment on ne me propose plus que d’incarner des grands-mères en quatrièmes rôles, je préfère arrêter ce métier ! Je n’ai pas envie de me faire du mal. Ce serait trop triste de passer au second plan après tant de films qui m’ont donné la part belle.

Bon, après, il faut bien gagner sa vie aussi… Mais j’espère que je n’en arriverai pas là.

Vous avez quand même pour vous cette allure juvénile qu’on a découverte dans L’Effrontée de Claude Miller en 1985, qui ne vous quitte pas, et que vous aurez peut-être toute votre vie !

Heureusement, c’est vrai, j’ai ça pour moi. D’ailleurs, j’ai l’impression d’être passée directement de jeune fille à… vieille fille ? (Elle rit.) Enfin non, disons de jeune fille à femme de mon âge. Sans jamais avoir été très « femme », justement, sans jamais avoir coché la case « grande séduction », ou plutôt, sans jamais avoir séduit avec les armes de la féminité.

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Mettre des mots sur sa relation avec sa mère

Quand vous chantez sur scène, qui êtes-vous ?

Pas tout à fait moi-même ! Non pas qu’il faille être authentiquement soi-même sur une scène, mais je m’y sens moins légitime qu’au cinéma : comme c’est grâce à mon père que j’ai commencé la musique, j’ai du mal à me dire que, seule, j’ai les épaules pour cela. En studio, je me sens un peu empruntée.

Mais ma dernière tournée m’a fait du bien : même si je ne me suis pas transformée en bête de scène, même si je ne danse pas et n’ai pas une voix extraordinaire, j’ai adoré être avec mes musiciens sous ces lumières-là et dans cet écrin-là.

L’écrin de cette tournée, justement, c’étaient de grands cadres en néons qui clignotaient, si bien que vous apparaissiez au public en pointillé, comme une sorte de fantôme. C’était ça l’effet recherché, être à la fois en pleine lumière et en retrait ?

Comme je chantais des chansons très personnelles, très liées à la mort de ma sœur Kate, j’avais besoin de pouvoir me cacher quand je le voulais, de me ménager des échappatoires. Alors ces cadres de néons, ces lumières qui s’éteignaient parfois, en effet, me protégeaient. Je pouvais m’y accrocher. Comme à des ancres.

Comme si j’étais dans un film aussi, dont les néons seraient le cadre, l’écran.

En 2021, vous avez réalisé Jane par Charlotte, un documentaire sur votre mère. Qu’avez-vous appris d’elle en la filmant ?

Mon premier élan n’était pas de faire un film sur elle. À l’époque, je vivais à New York avec en moi une grande culpabilité d’être partie là-bas alors qu’on venait de perdre ma sœur, donc sa fille, comme si j’avais abandonné ma mère pour me sauver moi, alors au départ, je souhaitais juste passer du temps avec elle, prendre plaisir à la regarder… tout en me rendant compte que je ne m’étais jamais autorisé ça, la regarder, tant il y a de pudeur entre nous.

Il a fallu alors que je m’arroge le droit de ne pas baisser les yeux, de la scruter, d’approfondir mon regard. Je n’ai rien appris sur elle, ce n’était pas le but, mais j’ai appris à mettre des mots sur notre relation.

Je ne suis pas très au courant de ce qui se fait, je sors peu… et à la fois, c’est ce qui me va !

La pudeur dont vous parlez, d’ailleurs, semble s’estomper au cours du film – mais peut-être est-ce le montage qui produit cela ?

J’avais une monteuse géniale, oui, qui comprenait vraiment le film quand moi j’avais la tête trop dedans. Mais c’est vrai que la pudeur, au fil du tournage, a disparu.

Au début, on était, elle et moi, comme deux animaux qui ne savent pas dans quoi ils s’aventurent. Puis qui vont loin ensemble dans l’intimité : à la fin du film, je la prends dans mes bras, une chose impossible quelques mois plus tôt. Car dans la famille, on n’est pas du tout tactiles. Si je le suis devenue, moi, avec mes enfants, c’est grâce à Yvan qui m’a fait prendre conscience que le manque de contact, de toucher, pouvait faire souffrir.

Jane par Charlotte a été nommé au titre de Meilleur documentaire aux Césars 2023 : c’est important ?

Très important, oui, j’en suis très heureuse ! C’est quelque chose, pour moi, les Césars… Celui du Meilleur Espoir, que j’ai reçu en 86 (Pour L’Effrontée, ndlr), a eu beaucoup d’impact sur ma carrière… même si après, en quarante ans de métier, j’ai raté plein de fois celui de la Meilleure actrice (nommée à ce titre en 1989, 1997, 2007, 2011 et 2018, ndlr).

Alors il m’a fallu ravaler beaucoup de vexations… (Elle rit.) Tout en ayant l’humilité de dire que les autres méritaient la récompense bien plus que moi – mais au fond, c’est dur !

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Le cinéma, une affaire de famille

Vous tournez dans les films de votre mari depuis longtemps. Dans Les Choses humaines, en 2021, il y avait, en plus, votre fils Ben au casting : qu’est-ce qu’il y a d’exaltant à travailler comme ça en famille ?

C’est ce qu’il y a de mieux dans la vie. Parce que ça nous fait des souvenirs. Parce qu’on fait le métier qu’on aime avec les gens qu’on aime le plus au monde. Mais ça ne va pas sans tensions. Non pas qu’on s’engueule, mais le fait qu’on tienne tant les uns aux autres complique le défi.

Moi par exemple, même si je croyais fort en mon fils, j’avais peur qu’il n’arrive pas à jouer ce rôle si dur : c’était terrifiant pour moi de le voir incarner ce personnage de violeur, assis dans le box des accusés, alors à cause de mon anxiété, l’ambiance était rarement détendue sur le plateau. (Elle rit.)

Bon, il faut dire aussi que j’étais en pleine dépression à ce moment-là… Mais au final, Ben m’a énormément émue dans ce film : son personnage, malgré le fait qu’il ait violé, et sans que le film ne remette en cause sa culpabilité, porte en lui une douceur et une humanité qui me touchent.

Vous lui donnez des conseils de carrière, à votre fils ?

Pas vraiment. Si ce n’est de ne pas faire comme moi ! Car je trouve que je n’ai pas été assez volontaire dans ma carrière. Je me suis montrée trop passive, trop dans l’attente que les projets tombent. Comme je n’avais pas confiance en moi, il m’était impossible de frapper aux bonnes portes, d’aller aux soirées, de montrer que j’en voulais.

Encore aujourd’hui, je ne suis pas très au courant de ce qui se fait, je suis très en recul, je sors peu… et à la fois, c’est ce qui me va ! Alors le seul conseil que je pourrais lui donner, c’est de se donner les moyens de son ambition.

Pour quelqu’un de passif, vous avez quand même un CV très fourni !

Car j’ai toujours été suffisamment connue pour qu’on pense à moi régulièrement… J’aurais pu être davantage actrice de ma vie. Mais je n’ai pas de regrets, hein ! Je n’allais pas faire semblant d’être sûre de moi alors que je ne l’étais pas ! Mais j’admire ces acteurs à l’américaine, très actifs, qui construisent une carrière, se battent pour les rôles…

Comment regardez-vous cette polémique autour des « nepo babies », ces « bébés du népotisme », ces fils et filles de, dont la presse américaine pointe la place trop grande qu’ils occupent à Hollywood ?

Bon, qu’un fils de médecin devienne médecin et qu’un fils de boulanger, boulanger aussi, me semble normal : on transmet tous nos passions à nos enfants. Mais c’est vrai qu’avoir des parents célèbres dans tel ou tel milieu vous donne, au départ, de grandes facilités : on vous ouvre les portes.

Encore faut-il savoir, ensuite, faire ses preuves…

Sur Instagram, vous postez des photos en très gros plan, en noir et blanc, parfois floues. Qu’est-ce qu’elle nous raconte de vous, cette esthétique-là ?

La photo, c’était le domaine de ma sœur Kate. La professionnelle, c’était elle. Moi, je la pratiquais en amateur. À sa disparition, je me suis autorisée à reprendre goût à l’argentique… Quant à Instagram, c’était une grosse question ! Je me souviens d’avoir dit à ma sœur Lou (Doillon, ndlr) : « Oh là là, ma maison de disque me pousse à ouvrir un compte Insta, ça me saoule, comment faire pour garder mon identité là-dedans ? » mais je me suis quand même fait violence. J’ai commencé à poster très timidement. Pour trouver finalement ma petite ligne de conduite, mon petit biais esthétique à moi.

(*) La Vie pour de vrai, avec aussi Dany Boon, Kad Merad… Sortie le 19 avril.

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