« L’eau n’est pas froide », lance Louise Bernard en se marrant. À la cascade de la Vis dans les Cévennes, le ciel est de plomb, les arbres dénudés, les cailloux fendus par le gel. Un décor naturel magnifique mais absolument dissuasif en décembre.
Les chutes d’eau se fracassent sans répit dans la rivière, de la fumée se dégage sous le choc thermique. Mais Louise l’a décidé : « L’eau n’est pas froide, c’est dans la tête. » Cette opiniâtre, qui se voit comme une pessimiste – « Je pars souvent perdante » –, est pourtant championne de France de nage hivernale sur 50 m et 100 m papillon.
Elle prépare le concours pour devenir professeure d’EPS, et les championnats du monde d' »ice swimming » (nage hivernale) de Samoëns, en Haute-Savoie (qui ont eu lieu du 11 au 15 janvier 2023, ndlr).
Comme elle, ses coéquipières sont étudiantes : Margot Létrillard, 19 ans, est en deuxième année de psycho et Pauline Barrouyer, 23 ans, en cinquième année de pharmacie.
Toutes adhèrent sans réserve au mantra de pensée positive qui défie les lois de la survie. Nager, les trois filles qui disputent des compétitions depuis l’enfance, savent le faire. Mais adapter l’exercice à des températures extrêmes est une épreuve hors du commun.
Nage hivernale : l’échauffement mental est impératif
L’eau est à 9°C au bord de la rivière, probablement 8 ou 7°C au milieu, dans le courant. Selon le règlement de la Fédération française de natation, l’eau n’est glacée qu’en dessous de 5 °C. Au-dessus, elle est froide.
Louise rejoue son baptême d’eau glacée, en décembre 2019. « Jacques Tuset avait vidé des seaux de glaçons dans une petite piscine. Il m’a dit : ‘Vas-y, tu verras comme ça fait du bien.' » Dans le cercle restreint de la nage hivernale, Jacques Tuset est qualifié de « monstre ». C’est un compliment. Le quinquagénaire a traversé toutes les baies du monde à la nage et fondé le club Nage Évasion où se regroupe une poignée grandissante de piqué·es du gel.
Sous son impulsion, Montpellier est devenue, contre toute attente, La Mecque de la nage hivernale en France. L’essor de ce sport extrême le réjouit. « Au début, on était à peine une dizaine de nageurs. En décembre 2022, deux cents compétiteurs et compétitrices disputaient les championnats de France, à Megève. On en attend six cents aux championnats du monde, avec un ratio de deux femmes pour trois hommes. »
Après avoir gagné, à Megève, onze médailles et battu cinq records de France, Louise, Pauline et Margot comptent encore améliorer leurs performances. Les trois intrépides quittent leur doudoune pour se jeter en trois secondes dans la rivière effervescente. « L’eau n’est pas froide. »
Sur les petites distances, elles sont meilleures que les hommes, plus résistantes. Est-ce une question de mental ?
Corps gracieux et crawl de brute, elles sont prodigieuses. Le père de Louise, entraîneur comme sa fille au club Montpellier Natation (MPN), est confiant. « Sur les petites distances, elles sont meilleures que les hommes, plus résistantes. Est-ce une question de mental ? »
Si l’échauffement physique est déconseillé avant d’entrer dans l’eau glacée, pour réduire le choc thermique, l’échauffement mental est impératif. Exercices de visualisation, de respiration, de méditation, toute la batterie de techniques de gestion du stress permet aux athlètes de supporter l’insupportable.
Avec le réchauffement climatique, trouver une eau insupportablement froide est de plus en plus difficile. Sous le ciel cobalt, la garrigue est encore givrée, le Pont du Diable figé.
"Le froid ne me domine pas, c’est moi qui domine le froid"
Près de Montpellier, à l’entrée des gorges de l’Hérault, le mercure ne décolle pas. 1 °C. Ludivine Blanc a 27 ans, deux records du monde en ice swimming et beaucoup d’autres médailles. Préparatrice physique et mentale, elle répète qu’elle déteste le froid. Pourtant, elle enfile son maillot sans un claquement de dents : les petits cailloux de la plage naturelle sont si verglacés qu’ils lui crament la plante des pieds. L’eau est à 7 °C.
Dans la rivière turquoise, perches et brochets virevoltent à grand renfort de ploufs. Moue dégoûtée de l’athlète. Ludivine n’a pas peur de grand-chose, sauf des poissons. Pieds, jambes, épaules, elle plonge. « J’aime bien me poser des défis, je vais toujours gratter dans des sports qui demandent beaucoup de ressources psychologiques. »
L’image qu’elle a choisi pour se décrire est le saut dans le vide avec un parachute. Récemment, le parachute a fait défaut. En 2018, une surcharge de travail, des problèmes avec son entraîneur et une rupture amoureuse l’ont précipitée dans la dépression, un tabou chez les sportif·ves.
Au même moment, elle a déclaré une péricardite et un décollement du péricarde. « On a cru que j’avais le syndrome du cœur brisé. Mais c’était une bactérie qui, littéralement, me bouffait le cœur. »
Au bout de cinquante mètres, tu es encore dans le rejet, ton corps et ta tête te disent que tu n’as rien à faire là.
En septembre dernier, cette tête brûlée se faisait renverser par une voiture. Traumatisme crânien et commotion cérébrale. Quinze jours plus tard, elle commençait la nage hivernale. « J’avais constaté que les sacs de glace me soulageaient et que la commotion se résorbait plus vite. »
Pour accélérer la récupération, elle fait des séances de cryothérapie, une méthode de soin prisée des athlètes en cas de blessure, douleur et inflammation : une exposition au froid extrême, de moins 110 °C à – 140 °C pendant trois minutes maximum.
Participer aux championnats de France à Megève en décembre 2022, deux mois et demi après un accident extrêmement grave, cadrait bien avec sa philosophie de vie : élargir sa zone de confort. Ludivine résume son expérience de compétition en eau glacée : « Après dix mètres, tu sais que tu es dans la merde, tu entres en mode survie. Au bout de cinquante, tu es encore dans le rejet, ton corps et ta tête te disent que tu n’as rien à faire là. À quatre-vingts mètres, tu commences à maîtriser l’inconfort. Et tu te convaincs : le froid ne me domine pas, c’est moi qui domine le froid. Tu accélères ».
Un impact physiologique démesuré
À écouter les nageuses de Montpellier, nager en eau glacée serait à la portée de toute personne en bonne santé et entraînée.
Alexandre Fuzeau alias ‘Ice Doc’, médecin généraliste et urgentiste, tempère : « La capacité de faire de longues distances dépend vraiment du profil génétique. » Avec trois records de 1 000 m en eau glacée, le président France de l’International Ice Swimming Association (IISA) en connaît un rayon côté extrême. Référent médical des championnats de France, c’est lui qui vérifie les électrocardiogrammes et la tension artérielle.
Car l’impact physiologique est démesuré. « Ça commence par un choc thermique quand vous entrez dans l’eau. En hyperventilation, vous éprouvez une sensation d’étouffement, votre rythme cardiaque s’emballe, la pression artérielle augmente, le contrôle de la respiration devient difficile. Ensuite, les muscles s’engourdissent, perdent en efficacité. Pour supporter, le corps produit de la chaleur et sécrète des hormones euphorisantes : endorphines, dopamine, cortisol, noradrénaline. »
Plus la température de l’eau est basse, plus elle est visqueuse : la poussée est plus difficile que dans une eau à 25°C.
Ludivine enchaîne les longueurs. Dos, crawl, dos, c’est fluide et puissant. Ça a l’air facile. Ice Doc nous détrompe : « Plus la température de l’eau est basse, plus elle est visqueuse : la poussée est plus difficile que dans une eau à 25°C. À partir de vingt minutes, la température corporelle descend à moins de 35°C, c’est l’hypothermie. »
Pour ne pas s’endormir pendant les courses, les nageur·ses augmentent la fréquence de leurs mouvements et filent, dès la sortie de l’eau, dans un sauna à 90 °C.
Mâchoires verrouillées et traits tirés, peau rose vif, Ludivine sort de l’eau. Pliée en deux, à bout de forces. Nulle trace d’euphorie.
Soudain, des tremblements la secouent, comme si elle allait se désintégrer. « C’est l’after drop, la phase la plus difficile. Ça brûle, ça fait mal. »
L’organisme lutte contre l’hypothermie. Direction la voiture, moteur, chauffage à fond. « Je suis restée combien de temps ? » Vingt minutes, sans pause. Ludivine a un corps sec de sprinteuse. « Je n’ai pas les réserves nécessaires ».
À la longue, son corps fabriquera de la graisse brune*. Comme les animaux qui hibernent.
Dépassement de soi et la solidarité du groupe
Pourquoi s’infliger ça ? « J’ai découvert en moi une force mentale que je ne soupçonnais pas, j’ai gagné en assurance », nous a dit Pauline.
Accomplir ce que si peu de gens sont capables de faire est une source de fierté dont aucune de ces nageuses ne se prive ni ne se cache. Le versant givré de l’empowerment en somme.
Margot Létrillard entraîne au MPN des adultes et des enfants, et l’été, elle est maître-nageuse. Apprivoiser les basses températures a provoqué des changements profonds chez cette jeune femme timide. « Pour ma famille, je suis une maniaque du contrôle. La nage hivernale m’aide à canaliser mon anxiété. J’ose plus me mettre en avant. »
Se mettre à l’eau est un gros stress. Si tu cogites, tu n’y vas pas. Il faut poser le cerveau.
Le besoin de contrôle revient comme un leitmotiv chez la plupart de ces nageuses. Pour Zoé Ducret, étudiante en école de commerce de 21 ans, l’eau froide a une grande vertu : elle impose le lâcher-prise. « Se mettre à l’eau est un gros stress. Si tu cogites, tu n’y vas pas. Il faut poser le cerveau. » Alors qu’en natation, seuls comptent la performance en temps et le surpassement des autres, la nage hivernale impose le dépassement de soi et la solidarité du groupe.
Dans cet acte à risque vital, le combat est engagé contre soi. Les autres nageur·ses, au fait de cette performance intime, applaudissent à chaque fois. « La présence des gens de Nage Évasion, et de plein d’autres que je ne connais pas mais qui savent ce qu’on vient d’endurer, ça change tout. Ce sport attire des personnalités incroyables. »
Ci-dessus : Pauline Barrouyer (derrie`re), Margot Le´trillard (au centre) et Louise Bernard (devant) arrivent a` la rivie`re de la Vis, qui prend sa source dans les Ce´vennes. C’est sans combinaison qu’elles se jetteront a` l’eau.
Le froid aide à cicatriser
Joëlle Brette est l’une de ces figures. À l’âge de 63 ans, elle a décidé de traverser la Manche en relais. Dix ans plus tard, elle est championne du monde du 1 000 m en eau glacée : « Je n’ai pas de mérite, rit-elle au téléphone. Je suis la seule nageuse dans ma catégorie. »
Elle résume bien cette pratique extrême : « L’eau froide, c’est notre folie. On fait des trucs fous. Comme nager la nuit, une frontale sur le bonnet, mais attention, jamais seul·es. La clé, c’est le mental, celui qui me permet de me faire arracher une dent sans anesthésie. »
Alexandre Fuzeau affirme qu’il faut plus d’audace et de courage que la moyenne pour affronter l’eau glacée. Joëlle a perdu sa fille il y a deux mois. « Les amis du club m’ont sortie de là. » Elle a passé huit jours sans nager. Puis elle s’est remise à l’eau – ‘Il faut se remettre à l’eau’ – et a disputé le 500m à Megève.
Aujourd’hui, elle nage en pleurant, mais elle nage. « C’est mon Prozac, ma guérison. » Le froid aide à cicatriser. Eau glacée, surface de réparation ?
(*) Au microscope, les adipocytes apparaissent bruns.
Reportage publié dans le magazine Marie Claire n°846
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