« Les gens qu’on aime, on ne les rencontre pas, on les reconnaît », formule si joliment, si justement, l’écrivaine Anna Gavalda.

Louane et Laurie Darmon sont rapidement devenues ces amies fusionnelles, parce qu’elles se sont reconnues dans certaines de leurs souffrances. L’artiste césarisée a longtemps cohabité avec la boulimie, provoquée par le harcèlement scolaire dont elle fut victime dans la cour du collège, et se bat toujours contre l’hyperphagie et la dysmorphophobie, la chanteuse Laurie Darmon, elle, a vaincu l’anorexie mentale après dix années d’enfer. 

À cœur ouvert, le regard ému, mais rassuré par la présence de sa complice à ses côtés, Louane nous confie son douloureux chemin.

Ce lundi 6 février, aux Folies Bergère, à Paris, les deux femmes bouleversantes de sincérité participent à la deuxième édition du spectacle « Corps à Cœurs », créé par Laurie Darmon. Par leur art, et accompagnées d’autres invités qui exercent tous des métiers d’image, de représentation, ou d’éloquence, elles interrogeront le regard qu’elles posent sur leur apparence, et se livreront sur leur confiance en elles. Une démarche salutaire, courageuse, pour une parole publique importante. Rencontre.

Des TCA à l’acceptation de soi

Marie Claire : De quels troubles du comportement alimentaire (TCA) avez-vous souffert précisément ? Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ce que vous avez traversé ?

Laurie Darmon : Je ne réalise que maintenant ce que j’ai véritablement traversé, même si j’ai commencé à parler de l’anorexie mentale, dont j’ai souffert de mes 17 à 27 ans, lorsqu’elle est partie. C’est sorti d’une traite : j’ai écrit un texte que j’ai intitulé Mai 2018, date à laquelle j’ai compris que je n’étais plus anorexique.

Je vivais dans une prison transparente.

Depuis quatre ou cinq années déjà, je remangeais, j’avais repris du poids. Mais je n’avais toujours pas mes règles, ni de désir. Et j’étais triste.

L’anorexie ne se jauge pas simplement avec le fait de se nourrir ou de ne pas se nourrir. ll est important de le rappeler.

Quand on souffre d’anorexie mentale, tout ce qui fait normalement du bien, comme manger ou dormir, se révèle terrifiant. L’inverse est aussi vrai : tout ce qui nous fait normalement du mal, nous fait du bien. Mon anorexie mentale s’est manifesté notamment par un goût très prononcé pour l’effort. Il fallait que je mérite, que ce soit dur. Chaque fois que je me faisais du bien, que je me trouvais dans une situation de confort, je ressentais des brûlures. Je vivais dans une prison transparente. Ce n’était plus vraiment une vie.  

L’anorexie m’a quittée quand je me suis autorisée à accueillir la chose qui me faisait jusqu’alors le plus peur : la liberté. J’ai tout quitté pour être libre. Je n’avais plus de copains ni d’équipe de travail.

Aujourd’hui, je continue de réfléchir à ce que j’ai vécu, et surtout, au « pourquoi » cela m’est arrivé. Mon anorexie mentale n’avait pas de rapport avec la nourriture et fut la manifestation d’une profonde angoisse. La personne que j’étais au fond de moi était très différente de celles avec qui je grandissais, dans mon milieu. Il fallait que j’assume beaucoup de choses, que je n’allais pas chercher. Et tant que je n’allais pas les chercher, mon corps s’est constitué en impasse. C’est comme s’il m’avait dit : « Je ne vais pas te permettre de devenir une femme que tu n’es pas. Si tu veux devenir une femme, alors, il faut que tu deviennes exactement celle que tu es ». 

Louane la regarde longuement, des larmes dans les yeux.

Louane : Ce n’est pas facile d’entendre quelqu’un que tu aimes parler d’un parcours si difficile.

Une grande inspiration, et puis…

Moi… Moi, c’est très récent de parler de TCA. En fait, je n’en ai jamais parlé ouvertement. Il m’est plus difficile de raconter mon chemin, parce que je ne suis pas arrivée où Laurie en est aujourd’hui. La peur est toujours là. Je sais que je n’en suis pas complètement sortie. Il m’arrive d’être un peu border.

Tout a commencé quand j’avais 12 ans, parce qu’au collège, des garçons m’avaient insultée sur mon corps. 

Tout a commencé quand j’avais 12 ans, parce qu’au collège, des garçons m’avaient insultée sur mon corps. Et puis, à l’époque, une amie souffrait de TCA. Malheureusement, ça t’entraîne.

J’ai fait de la boulimie, longtemps. Et puis, lorsque j’ai essayé de m’en sortir toute seule, je me suis retrouvée à affronter des grosses crises d’hyperphagie [similaires à des crises de boulimie, mais sans association à des comportements compensatoires, ndlr].

Avec la boulimie et l’hyperphagie, je me suis retrouvée avec une forme de dysmorphophobie [pensée obsédante sur un défaut physique imaginaire ou réel, ndlr], forcément…

Je suis très fière car ma période intense de TCA, de boulimie, est terminée depuis plusieurs années. Ça m’effraie toujours un peu, mais je crois qu’on est bon sur cette situation-là. Je touche du bois. L’hyperphagie, en revanche, c’est toujours compliqué. Donc j’avance. Et j’espère qu’un jour j’en arriverais là où toi tu en es, Laurie. Pour le moment, je ressens que la ligne est très fine. Que retomber peut être très proche. Que tout cela est fragile. Il faut un bon·ne psy… 

Louane, quelles sont ces insultes dont vous avez été victime au collège que vous évoquez ? 

Louane : La phrase qui m’a hantée, durant des années, – le pire, j’ai la photo qui correspond à ce moment -, c’est « boule de gras ». Des garçons m’ont appelée comme ça devant mon collège, puis ça a été beaucoup repris par d’autres élèves.

À ce moment-là, j’ai un corps de petite fille, je suis mince, je n’ai encore jamais mangé à l’excès. Tu ne peux pas te construire correctement quand tu subis ça en entrant dans la puberté. On ne se rend pas compte à quel point cette construction passe par les autres quand on est petit·e.

Une remarque d’enfant, c’est une remarque qui peut te hanter toute ta vie.

J’entends toujours des gens dire : « Oh, ce n’est rien ! Ce sont des remarques d’enfant ! » Non. Non. Une remarque d’enfant, c’est une remarque qui peut te hanter toute ta vie. Toute ta vie.

Cette réflexion d’adulte me heurte en tant qu’ancienne victime de harcèlement scolaire. Ces garçons-là ne s’en rappellent probablement pas. Mais si je suis là aujourd’hui dans ma vie, c’est énormément à cause d’eux. Énormément.

Comment prépare-t-on son jeune enfant à une telle violence ? Comment aidez-vous votre fille à avoir confiance en elle ?

En paniquant ! (Elle rit)

J’ai un rituel que mes parents n’avaient pas. Ce n’était pas quelque chose qui devait se faire à l’époque. Je lui demande, chaque jour : « Qui est la plus intelligente ? », « Qui est la plus belle ? », « Qui est la plus forte », et enfin, « Qui va devenir une femme extraordinaire ? » Et à chacune de mes questions, elle me répond : « C’est moi ».

Peut-être que c’est trop. Peut-être que ma fille aura trop confiance en elle. Je préfère qu’elle ait trop confiance en elle, que pas confiance en elle. Parce que… Quelle lutte de ne pas avoir confiance en soi.

Louane, vous venez de dévoiler votre nouvel album, Sentiments. Quelle est la chanson qui vous a marqué dans ce projet, Laurie ?

Laurie Darmon : « Secret », évidemment, qu’elle a écrite la veille de la première édition de Corps à Cœurs, l’an passé, pour la dévoiler sur scène. 

Louane : Pour la première fois, je confiais que je n’étais pas bien dans ma peau et que j’avais peur que ma fille ne le soit pas non plus lorsqu’elle grandirait.

J’ai oublié les paroles, je me suis complètement plantée devant le public. C’est le moment de ma carrière où je me suis sentie à la fois la moins professionnelle et le plus authentique. Je ne voulais pas partager cette chanson, et finalement… c’est le single d’entrée de mon album.

Sexisme et grossophobie, toujours

Où en est l’industrie musicale avec l’image des artistes féminines ?

Laurie Darmon : Adolescente, j’idéalisais des artistes que je placardais sur mes murs. Je m’attachais uniquement à ce que je voyais sur les posters. Nécessairement, ma notion de beauté fut biaisée. Je me suis structurée comme une jeune fille des années 2000, qui pense que pour faire un métier d’image, il faut ressembler à celles-ci, être comme ça.

Louane : C’est horrible, mais aujourd’hui encore, en 2023, on entend encore dans ce milieu que pour faire ce métier, il faut correspondre à une certaine image. C’est très dur à vivre. Très décevant. 

Je suis arrivée à un point où, lorsqu’on me lance ce genre de choses, je réponds : « Tu ne peux pas dire ça, et vouloir montrer ça, parce que la majorité des femmes en France ne sont pas comme ça. La majorité des corps en France et dans le monde ne ressemblent pas à ça ».

Attention, il ne faut pas culpabiliser les personnes qui ont ces morphologies que l’on voit depuis plus que les années 80, lorsque les corps féminins ont commencé à être hyper-sexualisés. Il faut simplement comprendre que tous les corps sont normaux, parfaits, et doivent être acceptés dans la société.

Je dis cela en étant quelque part hypocrite, car mon rapport au corps n’est pas sain, puisque calqué sur le modèles des artistes de mon enfance. J’affaire qu’il faut accepter que tous les corps, mais au fond de moi, une voix murmure : « J’aimerais trop ressembler à Britney Spears ». C’est très difficile de vivre avec cette dualité. Nous avons été trop formatées.

Ceux qui continuent de nous marteler à quoi nous devons ressembler se trompent sur ce qu’est la vraie beauté.

Laurie Darmon : J’aime que tu te présentes parfois sans filtre sur tes réseaux sociaux, au naturel, ou que tu rassures tes fans en disant : « Je ne ressemble pas le matin à ce poster que vous avez dans vos chambres ». On ne voyait et n’entendait jamais ça à l’époque. Plus jeune, ça m’aurait fait du bien qu’une artiste soit comme toi.

Et puis, ceux qui continuent de nous marteler à quoi nous devons ressembler se trompent sur ce qu’est la vraie beauté. La vraie beauté n’est pas un visage ou un corps que l’on aurait pu dessiné d’un coup de crayon parfait, mais une personne qui rayonne parce qu’elle est complètement elle-même. Ça, ça n’a pas de prix. Si on entendait plus ce genre de discours sur la beauté, tant de choses évolueraient.

Louane : Je crois qu’on a encore un peu de temps avant que ce discours soit plus présent dans notre industrie et la société. Malheureusement… 

Du harcèlement scolaire au cyber-harcèlement… Quel est l’impact de la haine et la grossophobie des réseaux sociaux sur la perception de votre corps et votre confiance en vous ?

Louane : J’ai été énormément visée. Très jeune. Plus jeune, c’était très difficile. Ça l’est moins désormais. Mais je ne peux pas dire que ça ne l’est plus, ce serait mentir. 

Je suis triste pour ces personnes qui parlent du corps de personnes qu’elles ne connaissent pas réellement, depuis leur chambre, derrière leur écran, en ignorant comment celles qu’elles visent peuvent réagir.

Je prie pour qu’un jour le corps des femmes soit un non sujet.

J’aimerais surtout qu’on arrête de parler du corps des femmes. Aujourd’hui, nous sommes bien obligées d’en parler pour faire évoluer les choses. Mais je prie pour qu’un jour ce soit un non sujet.

Laurie Darmon : Les internautes qui critiquent, insultent, sont souvent des personnes mal dans leur peau. Une fois qu’on le comprend, leur haine nous passe au-dessus. C’est vrai qu’ils savent parfaitement appuyer là où ça fait mal. C’est d’ailleurs précisément leur but, parce qu’en étant qui tu es, tu leur fais mal.

Lors de la sortie de mon précédent album, je revivais, ou plutôt, je naissais, je me sentais enfin femme. J’étais à l’aise dans mon corps. Et j’ai été attaquée pour cela. 

Je me suis beaucoup questionnée, et j’ai fini par me dire que ce qui devait les bousculer, c’était de voir quelqu’un qui s’octroyer une liberté qu’ils ne se permettent pas encore. Je souhaite à tout le monde de faire ce chemin. De trouver sa vraie liberté.

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