Que ce soit dans les romans contemporains (de Mes fragiles de Jérôme Garcin à L’inconsolable d’Adèle Van Reeth, sortis récemment), au cinéma (Vivre de Oliver Hermanus, Plus que jamais d’Emily Atef) ou au théâtre (Voyage à Zurich de Franck Berthier), la question de la fin de vie revient en force. Un tournant dû en grande partie au choc qu’a constitué l’épidémie de Covid. Nous avons rencontré Jean-Michel Besnier, professeur émérite de philosophie à l’université Paris-Sorbonne. Pour ce spécialiste de l’intelligence artificielle et du transhumanisme, l’atterrissage a été d’autant plus violent, que notre confiance en une technologie qui pourrait repousser les limites humaines était grande.
Franceinfo Culture : Dans notre société la mort est reléguée aux oubliettes, on termine sa vie dans des EPAHD, dans des services de soins palliatifs, on ne meurt plus à la maison en général. Le fait que la fiction en ce moment s’empare de cette question, de quoi est-ce le signe selon vous ?
Jean-Michel Besnier : La Covid nous a jeté la mort à la face d’une manière incroyable. Tout à coup c’était la mort nue qui s’imposait à nous. De fait, on vivait jusqu’à présent non pas sur un petit nuage, mais en écartant la mort comme quelque chose d’un peu honteux, comme quelque chose à ne pas montrer. Et là, d’un seul coup, on voyait des morts dans la rue en Espagne, par exemple, à la télévision, des morts qui encombraient les hôpitaux. La mort est apparue comme cette évidence incroyable. Tout à coup on était nécessairement concerné par la mort, car on a l’art d’expulser la mort, de la réserver à l’autre, et tout à coup, cette altérité s’est trouvée intégrée par nous. La Covid, c’est une expérience métaphysique en ce sens, incontestablement. Et puis, il y a ce caractère brutal de la mort. Il a fallu donner un sens, revêtir de mots ce qui nous était infligé avec une brutalité considérable, trouver les mots de la souffrance, de cette expérience de la mort qui jusqu’à présent était non pas indicible, mais réservée à l’expérience privée.
L’art est-il susceptible de nous permettre d’affronter la réalité de la mort ?
Je suis assez attaché à cette caractérisation de la mort que faisait Maurice Blanchot. Il disait : « La mort, c’est ce qui nous est de plus commun, et que nous ne partageons pas. » La mort est synonyme de solitude. La personne en fin de vie vit cette solitude au plus haut point. Est-ce que l’art peut instaurer une situation de communication qui permettrait d’alléger cette solitude ? Je le crois foncièrement. L’art c’est la pratique du détachement, qu’on le veuille ou non. Lorsqu’on est dans une situation esthétique, contemplation d’œuvre ou autre, on est dans une situation où on se vit comme solitaire : c’est moi qui suis devant la toile, et moi seul. Et l’implication que je me donne dans cette toile, c’est ce que je vais partager avec d’autres. L’évaluation du beau, ce n’est pas quand je dis « je trouve ça beau » mais quand je dis « c’est beau ». C’est-à-dire que dans mon évaluation subjective de l’œuvre, j’engage l’humanité avec moi. Je suis donc dans une situation où je suis seul, et néanmoins avec les autres. C’est ça, l’expérience esthétique de la contemplation de l’œuvre. D’une certaine façon, il y a une parenté avec la mort. Dans la mort je suis seul, et en même temps j’implique le monde entier avec moi.
La mort est-elle un objet privilégié pour l’écrivain, le peintre ou pour le musicien ?
L’écrivain, c’est celui qui va décrire le chaos d’une existence au point que lorsqu’on sera à la dernière page, ce chaos aura pris une forme, et ce dernier point aura donné un sens rétrospectif à la vie du personnage. C’est ça qui est formidable dans le roman, et je pense que le roman est fondamental pour affronter l’expérience de la fin de vie. La fin de vie c’est le moment où un point final va être mis à une existence. L’agonisant vit ce point final évidemment d’une manière pathétique, mais on sait très bien que c’est quand ce point final aura été inscrit que le sens de l’existence pourra se donner. Sartre le disait très bien : « Seule la mort est capable de transformer la vie en destin. » Cela veut dire que tant qu’on est dans la vie, on est dans le désordre, on est dans la guerre, on est dans le chaos, on est dans le hasard, on vit comme on peut. Chacun vit comme il peut. Mais au moment de la mort, il y a la possibilité de donner un sens à ces épisodes qui n’en avaient pas lorsqu’on les vivait.
La mort est-elle devenue devenue un phénomène public ?
Les anthropologues ont l’habitude de dire que dans les sociétés très cohésives la mort est toujours prise en charge collectivement. Elle est « dépathétisée », d’une certaine façon. Dans nos sociétés individualistes, au contraire, la mort est devenue quelque chose d’effroyable, un scandale, parce que l’individu est atomisé. La Covid a télescopé l’individuel et le collectif, et c’est ça qu’il a fallu essayer de débrouiller. Notre regard sur la mort a changé : on a réuni à la fois l’expérience collective et l’expérience individuelle.
Est-ce cette angoisse collective qui s’exprime aujourd’hui dans les productions d’œuvres de fiction ?
Il a fallu mettre des mots sur une expérience collective qui n’est pas digérée. Ce présent qui est le nôtre nous a conduit à exhumer un certain nombre d’œuvres qui avaient affronté la mort, non pas comme un concept philosophique, non pas comme une donnée anthropologique, mais comme une réalité existentielle. On a relu par exemple Tolstoï, La mort d’Ivan Illitch. C’est un petit texte absolument fabuleux qui raconte comment un agonisant tout à coup se réconcilie avec la vie et avec la mort, à tel point que les derniers mots de Tolstoï dans ce roman c’est : « Enfin la mort n’est plus. » A mes yeux, ce petit livre a une grande importance. On a relu aussi Simone de Beauvoir, Une mort très douce, elle y raconte la mort de sa mère. On a revisité la littérature avec ces lunettes que nous a imposées la Covid. Il y a eu certaines ressorties de films dans le temps de la Covid, comme par exemple Amour, de Michael Haneke, qui est pour moi emblématique de cet éveil à la mort. On voit deux musiciens qui vivent paisiblement leur retraite et puis tout à coup il y a la révélation de la dégénérescence neuronale de la femme qui va engager le couple dans l’expérience de la fin de vie. Il est presque emblématique de la grande quiétude qui était la nôtre.
Comment cela se traduit-il dans la littérature ?
Il y a une littérature apocalyptique qui se déchaîne aujourd’hui. Et là, ce n’est pas la fin uniquement de l’humain, c’est la fin du monde. C’est le passage à autre chose, le passage qui fait rupture. Il y a une mobilisation des écrivains sur cette question : comment on fait pour affronter ce qu’on nous présente comme inéluctable ? On est en train de renouer avec la contre-culture américaine des années 1960 qui déchaînait les poètes pour répondre à la question suivante : comment fait-on sachant que la bombe atomique va nous tomber dessus ? On est en train de faire un remake aujourd’hui, avec la question climatique notamment.
Comment peut-on vivre sachant que tout va sombrer ? Comment peut-on faire des enfants ? Ce n’est même plus une littérature de l’inquiétude, c’est une littérature du désespoir qui confine parfois à l’absurde.
A franceinfo Culture
Michel Houellebecq est emblématique de cette posture. Là on ne parle plus seulement de la mort individuelle mais de la finitude du monde.
Y avait-il une forme de déni collectif juste avant le Covid concernant la mort ?
Complètement ! Ce déni était ahurissant. Le Monde pouvait publier une double page sur l’immortalité. J’avais été interviewé par Les Échos qui me demandaient quelles étaient les trois recettes de l’immortalité formulées par le transhumanisme. On était en train de se dire qu’on avait découvert ce ciseau moléculaire qui allait permettre de créer des organes artificiels, on allait pouvoir télécharger notre cerveau sur des puces, qu’on mettrait dans le cyberespace, on était dans cette euphorie de dire qu’on était à la fin de la mort… On parlait d’immortalité avant la Covid ! On se disait, ça y est, l’intelligence artificielle va nous assurer l’immortalité !
Calico, l’entreprise de Google, avait entrepris de tuer la mort… C’est ce dont on parlait à la veille de la Covid… Ce film, Amour, dit à sa manière, la rupture, lorsque tout à coup la révélation s’impose : non nous ne sommes pas forts, puissants technologiquement, au point de tuer la mort, c’est la mort qui va nous tuer et il va falloir faire avec. La Covid nous a ramenés aux plus brutales réalités.
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