« Menie, c’est bien vous ?” Lorsque j’étais petite fille et que je me promenais avec ma grand-mère, il était rare que nous ne nous fassions pas arrêter par une inconnue fonçant sur elle, les yeux embués, les mains tendues. Je ne comprenais pas bien, alors, comment ces femmes pouvaient se permettre une telle familiarité. Ni ce que représentait pour elles « Menie ».

Ce que je savais, en revanche, c’est qu’elle n’était pas comme les autres grands-mères. À 65 ans, elle se rendait chaque jour au « journal » sur ses talons vertigineux, les ongles laqués de rouge, le trait de liner impeccable, lorsque les publicités de l’époque vantaient les qualités d’une mamie Nova replète, tablier sanglé, bas de laine, prête à dégainer ses casseroles pour assumer le rôle qui lui était assigné.

Ma grand-mère est née Marie Laurentin, à Cholet, le 15 août 1919, le « jour de la Sainte Vierge ». Elle y grandit dans une famille très traditionaliste, entre une sœur et trois frères dont deux épousèrent la religion. Montée à Paris pendant la guerre, elle fait des études d’histoire et d’histoire de l’art. Une chance, pour l’époque. Puis elle devient mère. Ce qui aurait logiquement dû clore son destin de femme comme il faut que rien ne prédestinait à devenir, des années plus tard, une immense star de la radio suivie par trois millions d’auditeur·rices dans une « gigantesque psychanalyse de groupe »(1) qui allait bouleverser l’époque.

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« Madame, avec les femmes, vous n’allez intéresser personne »

« Vous êtes ma mère, ma sœur, ma seule amie. » Dans le grenier de sa jolie maison tourangelle, mes cousins et moi passions des heures à parcourir en secret les lettres entassées dans de grandes boîtes en carton. Parmi les enveloppes jaunies dormaient des photos de ma grand-mère, concentrée devant ce gros micro RTL subitement devenu son compagnon quotidien. C’était en 1967. À l’aube de la cinquantaine, Marie devenue Menie (pour se délester d’un bagage chrétien devenu trop lourd) avait coché les cases : elle avait fait un beau mariage avec un conseiller d’État à qui elle avait donné trois filles et menait une vie parisienne bourgeoise et agréable.

À l’aube de la cinquantaine, Marie devenue Menie avait coché les cases.

Pourtant, après une psychanalyse qui allait la changer à jamais, ma grand-mère avait la bougeotte, une envie irrépressible d’apprendre d’elle-même et des autres, et surtout des femmes, entrées récemment dans la vie active. Elle devient conférencière pour l’Alliance française et part parler des Françaises aux États-Unis, en Italie, en Norvège. Par ces voyages, elle embrasse la condition féminine dans son entièreté en des temps où ni Internet ni les compagnies aériennes low cost ne permettaient de s’ouvrir au reste du monde avec une telle richesse.

En Suède, elle découvre le planning familial et la perspective de choisir ou non d’être mère. Beauvoir et Le deuxième sexe avaient ouvert le dialogue autour d’une condition féminine opprimée, fustigeant au passage le mariage, cette institution bourgeoise qui soumet et prostitue. Persuadée au contraire qu’il faut se pencher sur cette condition qui était celle de la grande majorité de ses congénères, ma grand-mère décide d’écrire.

« Madame, avec les femmes, vous n’allez intéresser personne », lui dit un éditeur à qui elle proposa son manuscrit. En 1964, elle publie pourtant Le métier de femme. Un best-seller. Elle continue d’écrire dans Esprit, Marie Claire, Elle, où elle reçoit de nombreuses lettres de lectrices voyant en cette pimpante quinquagénaire soucieuse de leur sort une confidente sincère.

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« Il n’y avait que des âmes, pas de corps »

« Vous connaissez les femmes, paraît-il. Pouvez-vous les faire parler ? » Jean Farran, le nouveau directeur visionnaire de RTL, veut en finir avec le dialogue radiophonique à sens unique. Il en est persuadé : les auditeur·rices doivent avoir la parole. En direct. Ma grand-mère saisit sa chance. Le 10 mars 1967, elle lit à l’antenne le témoignage intime d’une lectrice de Elle, à laquelle elle répond. Le lendemain, une trentaine d’autres arrivent à la rédaction.

Très vite, ce seront des centaines, des milliers de lettres qui s’entasseront dans les locaux de la rue Bayard. Sur certaines, on pouvait lire pour seule adresse « Menie Grégoire ». Une équipe est recrutée, qui reçoit chaque jour les appels téléphoniques surgis d’une France féminine qui, jusque-là, n’avait le droit que de se taire. Allô, Menie : la direction de RTL installe Menie Grégoire, pionnière de la libre antenne, l’après-midi, à l’heure où maris et enfants ont déserté le foyer et où des millions de femmes parlent à cette « amie » dans le secret de ce confessionnal tout relatif.

Partout dans les campagnes, l’habitacle de voitures ou de tracteurs, les tiroirs de bureau, on planque son petit poste de radio pour écouter la voix feutrée de « la Dame de cœur » qui recueille les maux d’une génération de femmes soudain consciente de son droit au bonheur.

Une équipe est recrutée, qui reçoit chaque jour les appels téléphoniques surgis d’une France féminine qui, jusque-là, n’avait le droit que de se taire.

On part à vélo trouver un téléphone aux PTT, souvent dans un village voisin. « J’étais la personne à qui on pouvait confier n’importe quoi, du plus tragique au plus ridicule. Il n’y avait que des âmes, il n’y avait pas de corps »(2), confia ma grand-mère bien des années plus tard, encore bouleversée par les quinze années qui suivirent cette première émission. « Brusquement, quatre notes de Mozart… et voici une voix. » (3) Les solitudes viennent s’amarrer à ce radeau radiophonique, usées d’avoir si longtemps navigué à vue.

« Mes lettres sur l’avortement doivent faire au moins 100 mètres de longueur »

Des cent mille lettres reçues par ma grand-mère, qu’elle a confiées aux archives de Tours, jaillissent une époque et des cris dans la nuit d’un patriarcat alors inhumain. Les âmes s’ouvrent et racontent. L’inceste (« Il y en avait partout, dans toutes les classes de la société ! » disait-elle déjà), les violences, la soumission, le renoncement. Il n’est pas rare que, face à certaines situations tragiques, l’une des assistantes sociales rattachées à l’émission soit envoyée en urgence dans l’un de ces foyers asphyxiés par le désespoir.

Et par le grand sujet : « Mes lettres sur l’avortement doivent faire au moins 100 m de longueur », confia ma grand-mère à Jean-Baptiste Bergès, le « journaliste du bout de la rue » venu recueillir ses souvenirs(3) au crépuscule de sa longue vie. Convoquée par la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale pendant l’étude du projet de loi, ma grand-mère en emporta quelques-unes, qui témoignaient d’une réalité méconnue des cols blancs incrédules lorsqu’elle leur lut « ces histoires atroces, comme cette pauvre femme dans la campagne qui s’empoisonnait aux insecticides dans l’espoir de tuer le fœtus avec elle. (…) C’était une véritable boucherie. Je leur ai raconté tout ça, mon quotidien, (…) je me souviendrai toujours de leurs visages. »

Suivront le procès de Bobigny, puis la loi Veil, votée en 1975, peu de temps après que ma grand-mère eut accolé à sa première émission une seconde, Responsabilité sexuelle, parce que les femmes « ne savaient 128 rien ». Un scandale. « C’est là que pour nous, ça a commencé à devenir très compliqué », raconte ma mère. La confesseuse devient sulfureuse. Parler de sexe à la radio ? Ouvrir les femmes à l’idée de plaisir ? Quelle idée.

« Le démon de Menie », « Menie oui oui », titrent les journaux. Dans la rue, certains l’insultent. Dans les salons des familles bourgeoises, on s’indigne. Pourtant, ils sont nombreux à se presser chez mes grands-parents, qui continuent de recevoir comme personne. Ma grand-mère invite toujours trop de monde. Les chaises manquent. On s’assied par terre. Elle accueille et mixe, grandiose dans des robes spectaculaires, le monde de la politique et celui du spectacle, trop heureux de se croiser.

Mon grand-père, ce haut fonctionnaire français et international, a les yeux qui brillent devant cette femme qui le subjugue malgré les critiques qu’il feint de ne pas entendre. ‘Il n’aurait jamais abandonné maman pour ça, me confie ma mère. Quand il était président, Pompidou lui avait dit : ‘Roger, tu ne pourras pas être ministre à cause de Menie’. Il le savait mais il était fou d’elle et prêt à n’importe quoi. »

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« Comment vont les femmes aujourd’hui ? « 

« Tout ça, c’était secret. J’étais là, et c’est sorti », analysait ma grand-mère des années plus tard. À 80 ans, elle cessa d’aller « au journal ». Un crève-cœur. Puis, quinze ans durant, elle écrivit des romans historiques qui parlaient des femmes. Sur les salons littéraires, elle continuait de rencontrer ses auditrices et leurs filles, qui l’écoutaient autrefois planquées sous les tables des cuisines.

« Comment vont les femmes aujourd’hui ? » me demandait-elle, inquiète, lorsque je venais déjeuner avec elle. Qu’avaient-elles gardé de cette lame de fond surgie du silence ? Cinquante ans plus tard, on parle encore de libération de leur parole. Comme si, sans relâche, on recouvrait le secret de leurs douleurs d’une chape pour ne pas bouleverser l’ordre de l’ancien monde.

Je suis fière que ma grand-mère ait été l’une des premières à nous écouter crier. Et qu’en partie grâce à elle, nous ne nous laissions plus bâillonner.

1. Roger Kreicher, directeur des programmes de RTL entre 1966 et 1985 dans La fabrique de l’histoire, 2015. 2. Comme une lame de fond, de Menie Grégoire, éd. Calmann-Lévy. 3. Menie Grégoire : ses derniers souvenirs, éd. du Panthéon.

Avec mon grand-père Roger

Avec moi, en 1978, au bord de la piscine de Saint-Rémy

Avec moi à Rochecorbon, sa maison tourangelle, en 1980

En 1984 à Saint-Rémy, sur son lit : ma soeur, mon cousin Cyril, ma cousine Marianne, et moi

Cet article est initialement paru dans le n° 826 de Marie Claire, daté juillet 2021.

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