Tandis que, depuis 2003, le 5 décembre marque la journée nationale d’hommage aux « morts pour la France » pendant la guerre d’Algérie et les combats du Maroc et de la Tunisie, voilà plus de vingt ans que Dalila Kerchouche œuvre à un travail de mémoire qui peine encore à émerger. Dans son documentaire Bias, le camp du mépris, diffusé le 24 novembre 2023 sur France 3 et disponible en replay, la journaliste raconte la politique de ségrégation, pourtant illégale, orchestrée par l’État français après la Guerre d’Algérie contre des milliers de ses propres citoyens.

Les harkis, militaires d’origine algérienne et à la nationalité française, qui ont combattu pour le pays différents conflits ont été privés de leurs droits en toute impunité, parqués dans des camps de fortune à leur arrivée sur le territoire métropolitain À Bias, dans le Lot-et-Garonne, où Dalila Kerchouche elle-même a vu le jour en 1973 en tant que dernière d’une famille de 11 enfants, elle n’a pas connu grand chose de son horreur, mais a été profondément marquée par l’injustice et la souffrance abyssale de son peuple.

Son passé l’anime et un jour, Dalila Kerchouche découvre comment elle peut exorciser cette douleur en elle, tout en faisant éclater le scandale qui a meurtri sa famille : « Durant ma première année de licence, mon frère était interviewé pour un documentaire sur les harkis. J’étais curieuse, donc je l’ai accompagné sur le tournage. Là-bas, j’ai été fascinée par la façon dont les journalistes faisaient émerger l’histoire des harkis. J’ai su que je voulais faire pareil, le drame de ma famille m’a en quelque sorte guidée. C’était évident pour moi, je voulais écrire pour lutter contre l’oubli. »

  • L’angoisse en héritage : nos peurs viennent-elles de nos parents ?
  • Stress post-traumatique : comment s’en sortir ?

Une quête de vérité dans un silence assourdissant

Aujourd’hui, elle dit vouloir « tendre la mains aux morts pour réparer les vivants ». L’autrice de Mon père ce harki (Éd. ), qui a été adapté à l’écran avec Leïla Bekhti raconte ainsi la misère des rapatriés, massacrés en Algérie car considérés comme des traîtres, puis mis au ban de la société en France. À travers le récit des femmes qui ont vécu et grandi dans ce camp de la honte, elle décrit également la camisole chimique imposée à des harkis internés de force, les placements abusifs de leurs enfants, les conditions sanitaires épouvantables des infrastructures, et tente de comprendre cette mécanique de l’horreur.

En 2018, le conseil d’État a condamné l’État français pour « atteinte à la dignité de la personne humaine », pourtant, lorsqu’elle s’est mise en quête de vérité sur ce qu’elle appelle « le drame des harkis » Dalila Kerchouche se heurte à l’absence d’archives. Dans les années 2000 elle dit trouver « 3 coupures de presse », tout au plus, à propos du camp de Bias. « Je suis hantée par cette mémoire fantôme. On en parlait beaucoup dans l’intimité familiale, mais à l’extérieur personne n’en parlait », confie-t-elle.

Pendant la réalisation de son film, cependant, des dossiers oubliés du camp de Bias refont surface et la chamboulent. Elle raconte son combat contre l’oubli et l’impunité à Marie Claire.

Marie Claire : quel souvenir gardez-vous du camp de Bias ? 

J’y suis née en 1973 et j’avais deux ans lorsque ma famille l’a quitté. À vrai dite je n’en ai aucun souvenir mais ma famille a été lourdement traumatisée par les 12 années passées dans 6 camps différents. Ça a quand même profondément marqué et meurtri la mémoire familiale.

Mon père n’en parlait pas, mais ma mère, elle, me racontait la guerre, l’exil, l’arrivée dans une France glaciale et les camps. J’étais à la fois fascinée et terrifiée par ses récits, j’ai baigné dedans toute mon enfance. Elle me racontait surtout son combat pour s’en sortir, elle m’a transmis sa combativité et sa colère face au drame des harkis.

À l’âge de 10 ans, un dimanche matin, une grande soeur m’a dit : « viens je t’emmène au camp. » J’imaginais ça très loin mais il était en fait situé à 10km seulement de notre maison. Alors j’ai vu, il y avait encore les grillages et les barbelés. J’ai été choquée de me dire que ma famille avait été enfermée derrière. Je me suis effondrée en larmes et j’ai senti l’injustice dans ma chaire.

Comment votre famille est-elle sortie du camp ? 

L’une de mes soeurs, qui avait passé toute son enfance et son adolescence derrière les barbelés, a obtenu son diplôme d’aide-soignante à 17 ans, à l’hôpital de Bordeaux. C’est grâce à son travail que mes parents ont pu sortir du camp, car il fallait un travail et un logement pour cela. Notre famille a donc déménagé à Saint-Étienne de Fougères (Lot-et-Garonne), à quelques kilomètres de là.

Après ce nouveau départ, mes parents ont enfin été en contact avec la population française locale. Une solidarité terrienne qui s’est créée. Les gens nous ont aidés, nous qui étions la seule famille de harkis dans le village. Une voisine donnait des légumes tandis qu’un voisin prêtait des outils afin que mon père cultive sa terre.

C’est comme ça, douze ans après leur arrivée, que mes parents ont découvert des gestes de solidarité. Et cela a changé leur rapport à leur vie en France.

Les harkis, victimes de l’État français

Comment expliquer la relation ambivalente de l’État français envers les harkis ? 

Pour moi, le drame des harkis est un crime d’État, de bureau. Je pense qu’à la fin de la guerre d’Algérie, l’État français a voulu, très brutalement, tourner la page de la colonisation. Les harkis, des soldats qui ont versé leur sang pour la France, sont devenus indésirables.

Les harkis sont devenus des témoins gênants.

Pourtant mon grand-père et mes grands-oncles étaient des combattants indigènes pour la France, mon arrière-grand-père, lui, est mort à Verdun en tant que Poilu. Leur engagement au service du pays a été nié et effacé, pour oublier la défaite de l’armée française pendant la Guerre d’Algérie. Les harkis sont devenus des témoins gênants, que ce soit aux yeux de l’État français comme ceux de l’Algérie.

Ce comportement dénote aussi une haine de soi. Pendant longtemps, je me suis demandée : qu’est ce qu’on a fait de mal pour subir un tel sort ? Mais ce drame tend un miroir des actes de l’État et de sa mauvaise conscience coloniale. Pour le pas la regarder en face, pour ne pas l’assumer, le pays a organisé la mort sociale et psychologique des harkis.

Vous dénoncez le manque de travail historique autour des harkis en France et documentez la découverte d’archives sur le camp de Bias un peu par hasard. Comment de tels documents ont-ils été égarés ?

Fin 2019, un enfant de harkis est tombé dessus dans un local désaffecté de l’ancienne mairie de Bias, à ce moment la municipalité changeait après plusieurs années d’un long mandat. Alors, cet homme est allé voir le nouveau maire pour le prévenir que des documents concernant le camp étaient restés dans l’ancien bâtiment.

Je voulais comprendre cette persécution administrative qui a permis que les harkis payent leur propre prison.

C’est comme ça que ces archives perdues depuis plus d’un demi siècle ont été retrouvées. Je pense que la mairie ne souhaitait pas qu’elles soient révélées au grand public. Je suis moi-même allée demander au maire de transférer ces documents aux archives départementales d’Agen, dans le cadre de mon film. Sauver ces archives était devenu une obsession. Difficilement, l’élu a fini par accepter, mais cela a pris du temps.

Il en manque une grande partie qui a été expurgée. J’espérais d’ailleurs retrouver des traces du dossier de ma famille, notamment car mes parents étaient en conflit permanent avec le chef de camp. Celui-ci faisait payer aux habitants du camp les installations vétustes dans lesquelles ils vivaient, en retenant une partie de leur pension d’installation versée par l’État à tous les rapatriés français.

Moi, je voulais comprendre cette persécution administrative, celle qui a permis que les harkis payent leur propre prison. Mais je n’ai rien trouvé, ni même la correspondance entre le directeur du camp et le ministère de tutelle à l’époque, c’est troublant.

Transmettre la voix de femmes résiliantes et combatives

Dans votre documentaire, pourquoi vous êtes vous concentrée sur le témoignage des femmes ?

C’était une façon de dépolitiser le sujet. Ainsi je remets l’Histoire à sa juste place : il s’agit d’un drame humain avant tout. 

En passant par la voix des femmes, je désamorce la folie meurtrière attribuée aux harkis. Elles ne se sont pas battues, on ne peut pas leur reprocher d’avoir choisi tel ou tel camp. Les femmes ont pourtant subi la guerre, le déracinement, et elles ont aussi été massacrées, parquées.

Ces femmes sont des piliers de résilience, c’est souvent grâce à elles, grâce aux mères, que ce pan de l’Histoire contemporaine de la France n’a pas été totalement oubliée.

Vous montrez des images de propagande de l’époque, qui promettent d’apprendre aux femmes de harkis les us et coutumes de la France, à travers la cuisine ou la couture. Ces femmes étaient régulièrement contrôlées et plusieurs enfants leur ont été enlevés, placés de manière abusive. Quel rôle l’État français leur a-t-il donné dans cette volonté d’effacement de l’Histoire, mais aussi de leur identité ?

L’État a chargé des « monitrices de promotion sociale » de franciser et d’éduquer les harkis, dans une logique coloniale, à la cuisine française ou encore à la couture. Dans le film ma soeur dit justement : « Ils voulaient faire de nous de bons français ». C’est vrai, mais tout en nous tuant à petit feu, nous et notre identité, pourtant française.

Je m’écorche encore leur coeur aux barbelés de mon enfance.

Comment on se construit dans un pays qui nous tourne le dos et qui nous persécute ?

On se bat ou on meurt. Comme l’a dit l’un de mes frères un jour : « Notre histoire nous détruit ou nous rend plus fort. »

L’État français a anéanti le sentiment de notre valeur personnelle sur plusieurs générations, mais j’ai fait ce film car je pense à tous les morts, abandonnés. À ces pères qui ont sombré dans la folie, ces enfants qui sont devenus des adultes brisés. Les réussites de ceux qui s’en sont sortis sont rares, beaucoup sont morts. Je ne sais pas comment on peut s’en relever.

Faire ce film c’était une façon pour moi de me libérer aussi, de libérer cette colère transmise, car je m’écorche encore leur coeur aux barbelés de mon enfance.

Source: Lire L’Article Complet