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  • Alice Diop, réalisatrice française d’origine sénégalaise, se prépare à sortir son premier film de fiction, Saint-Omer, deux fois primé à la Mostra de Venise et sélectionné pour représenter la France aux Oscars.
  • Saint-Omer s’inspire du procès d’une mère sénégalaise qui avait tué son bébé en l’abandonnant sur une plage de Berck (Pas-de-Calais) en 2013, en faisant vaciller les préjugés auxquels on serait tentés de se référer pour expliquer son geste.

Connue pour ses documentaires, la réalisatrice française d’origine sénégalaise Alice Diop se prépare à sortir mercredi 23 novembre son premier film de fiction, deux fois primé à la Mostra de Venise et sélectionné pour représenter la France aux Oscars.

Saint-Omer s’inspire du procès de Fabienne Kabou, une mère sénégalaise qui avait tué son bébé en l’abandonnant sur une plage de Berck (Pas-de-Calais) en novembre 2013, en faisant vaciller tous les préjugés auxquels on serait tentés de se référer pour expliquer son geste.

Qu’est-ce qui vous a incitée à vous rendre à Saint-Omer pour suivre le procès de cette femme qui a tué son enfant ?

Tout est parti d’une intuition. De la photo d’une femme noire avec un bébé métis dans une poussette diffusée dans un avis de recherche de la gendarmerie nationale après la découverte macabre d’un bébé charrié par les vagues sur une plage du Nord. En voyant cette photo, j’ai un étrange sentiment de familiarité. L’impression de reconnaître cette femme, de voir dans ses traits qu’elle est Sénégalaise, ce qui sera confirmé plus tard. Avec ses premiers aveux : « J’ai déposé ma fille sur la plage avec l’idée que la mer emporte son corps. » Une phrase étonnante, qui ouvre le champ d’un imaginaire possiblement tragique, mythologique, psychanalytique… Ce que j’entends, c’est : « J’ai offert ma fille à une mère plus puissante que moi. » Je me suis sentie guidée par la promesse d’un récit qui dépasse l’horreur de son crime.

Pourquoi votre film s’attarde-t-il moins sur le fait divers que sur le mystère qui l’entoure ?

Le mystère de cette femme, l’instabilité de son acte et tout ce à quoi il renvoie, c’est cela qui me remue profondément. Pas que moi, mais toutes les femmes qui assistent au procès. Cette histoire d’infanticide fascine par la question qu’elle pose : Qu’est-ce qu’une mère ? Et qu’est-ce que le lien insondable, inextricable, ambivalent, violent, complexe, qui nous lie à nos mères ? Cette histoire nous fait tomber dans nos gouffres, éclaire nos souterrains, pose les questions qui fâchent ou qu’on évite de se poser… Aujourd’hui encore, le film continue à me travailler, au gré des projections et de ce que les gens me disent traverser eux-mêmes en le voyant. Le film devait rester ouvert aux interprétations, laisser de la place aux spectateurs, nous renvoyer à nous-même, car c’est exactement ce que j’ai vécu en assistant au procès.

Pourquoi avez-vous choisi de faire de cette histoire une fiction plutôt qu’un documentaire ?

J’ai été aimantée par cette histoire, longtemps, sans comprendre ni savoir s’il serait possible d’en faire un film. Ce n’est qu’à l’issue du procès que j’ai compris qu’il fallait en faire un film. Un documentaire ? L’histoire était déjà passée. Une fiction ? A condition de retrouver la puissance de ce que j’avais vécu. En utilisant les minutes du procès, mais sans ambiguïté, ni ambivalence, sur ce qui m’intéresse vraiment. Et en inventant le personnage de Rama, femme enceinte et personnage fictif, confrontée à cette matière documentaire. Une intrusion de la fiction qui permet de révéler précisément les enjeux du film, à savoir la question de la maternité.

Cette romancière qui assiste au procès en vue d’en faire un livre, c’est vous ?

La fonction principale de Rama, c’est de permettre l’identification. C’est un personnage de fiction traversé par des émotions autobiographiques, mais Rama, ce n’est pas moi. Heureusement, sinon ce serait le journal intime d’Alice Diop. Moi, je ne suis pas arrivée enceinte au procès et je n’ai pas de problème comme elle avec sa mère, la mienne est morte quand j’avais 17 ans. A travers Rama et ce qu’elle éprouve au cours du procès, le film raconte l’histoire de toutes les femmes qui finissent par trouver la paix avec la mère qu’elles ont eue pour devenir la mère qu’elles vont devenir. Une question profondément universelle à laquelle tout le monde peut s’identifier.

Quelle image gardez-vous de la vraie Fabienne Kabou ?

L’image d’une femme qui a échappé à tous ceux qui ont tenté de la circonscrire. Retorse, vulnérable, bouleversante, manipulatrice, menteuse, folle, etc., elle était tout cela à la fois. C’était sa puissance et c’était son mystère. C’est par cette façon de nous échapper qu’elle nous obligeait à nous regarder, nous. J’essaie de reproduire cet effet dans le film, que le spectateur soit ému, bouleversé, sidéré, violenté, à distance, renvoyé à lui-même, par l’effet que cette femme lui fait, quitte à changer d’avis en permanence.

En quoi votre point de vue de cinéaste est-il différent de celui des chroniqueurs judiciaires ?

Il y a des choses que j’ai eu l’impression de voir que d’autres n’ont peut-être pas vu, de la place qui est la mienne, celle d’une femme noire, d’origine sénégalaise qui comprend sans doute intimement, organiquement, le type de mère que l’accusée a pu être et le type de mère qu’elle a eu. La maternité façonnée par l’exil produit une forme de violence, ou de tristesse, que je connais et qui ne me vient pas seulement de ma propre mère, mais des amies de ma mère ou des mères de mes amies.

Est-ce qu’il y a des choses que vous ne comprenez pas, comme les raisons de son geste justifiées par un prétendu ensorcellement ?

Elle dit qu’elle ne sait pas et voudrait qu’on l’aide à savoir. Mais personne ne sait. Un collège de psychiatres s’est penché sur la question de sa responsabilité pénale mais elle n’a pas été considérée comme inapte à être jugée parce que folle ou délirante. Quand elle dit qu’elle a été maraboutée, est-ce pour donner une explication irrationnelle à quelque chose qui l’est tout autant et faire en sorte que cela devienne rationnel ? La sorcellerie, c’est l’hypothèse de départ d’un juge d’instruction qui lui a quasiment offert cet argument sur un plateau. Elle s’est enfermée dedans et l’a utilisé, peut-être par opportunisme – l’avocat général parle plutôt de manipulation – ou pour apporter une explication rassurante à ce qui n’en a pas.

L’incompréhension face à son crime n’a-t-elle pas suscité des remarques désobligeantes ou des stéréotypes racistes ?

Il y a effectivement un impensé raciste. Cette femme noire est une surface de projection où chacun projette ses a priori et ses préjugés. Moi-même, j’aurais pu être tentée d’enfermer cette femme dans un récit où la question du racisme explique son geste. Or, non seulement j’ai le sentiment que ce n’est pas le cas, mais un tel film aurait réduit la portée et la puissance de cette femme. Il m’a semblé plus juste d’essayer, par de longs plans séquences, d’interroger sa complexité, quitte à faire vaciller mes propres stéréotypes, mes propres fantasmes, mes propres projections.

On parle de la mère, mais il est aussi question d’une enfant dont l’évocation à un moment donné provoque des larmes. Cela s’est-il passé comme ça pendant le procès ?

Plus que le verdict, c’est le fait de nommer cette enfant et de la faire exister qui lui a rendu justice. C’était bouleversant d’entendre l’avocate la comparer à l’enfant qu’on est nous-même et au lien inextricable qui nous lie tous à nos mères. A la fin d’une projection, une femme est venue me dire : « En regardant votre film, je me rends compte que j’ai été cette enfant déposée sur la plage par sa mère et que j’y ai survécu. » Je trouve ça magnifique, comme si on était tous des enfants ayant survécu à nos mères !

A Venise, vous avez terminé vos remerciements par un fracassant : « Nous ne nous tairons plus. » Il y a des gens qui en doutent encore ?

C’est vrai qu’avec ce film, on m’entend plus que jamais. J’ai été invitée en compétition, récompensée, célébrée. Alors oui, on m’entend, grâce à ce succès extraordinaire, mais je ne peux pas être seule à porter une histoire qui n’est pas tout à fait la même que celle des gens qui majoritairement font du cinéma en France. Et je ne sais pas ce qu’il adviendra de moi dans six mois. C’est pourquoi j’ai prononcé cette phrase qui s’adresse à ceux qui ne veulent pas nous entendre autant qu’à ceux qui nous attendent… C’est une façon de dire que le chemin de l’histoire est en marche et que ça se fera avec nous.

Représenter la France aux Oscars, n’est-ce pas une façon de mettre l’histoire en marche ?

J’en suis très heureuse ! C’est pour moi une victoire hyperpolitique, très symbolique. Pas seulement celle d’une femme noire, mais d’une femme française qui fait des films où la question formelle est centrale à un moment où les plateformes fragilisent l’acte créateur en ne considérant plus chaque film comme un prototype. Le bonheur de cette sélection, c’est qu’elle donne une tribune pour exprimer les convictions que je porte depuis toujours. Qu’il faut une multitude de regards pour compléter les récits manquants, et Dieu sait qu’il y en a, pour nous renouveler, nous transformer, par des choses qu’on n’a pas encore vues et qu’on attend de voir.

Votre voix qu’on entend désormais, ne seriez-vous pas tentée de la mettre au service du débat politique ?

Mes propos politiques, ils sont nichés à l’intérieur des formes de films que j’invente. C’est là où je parle le plus fort et le plus haut, c’est là où je parle à ma place et en mon nom, en tant que cinéaste. Un film comme Saint-Omer répond, d’une certaine façon, aux violences racistes et xénophobes auxquelles on assiste régulièrement.

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