Après Le Caire confidentiel qui dénonçait une police militaire égyptienne aux ordres du politique, Tarik Saleh met la religion au cœur de La Conspiration du Caire, prix du scénario au Festival de Cannes, sur les écrans mercredi 26 octobre. Nous avons rencontré le cinéaste égyptien à Paris : dans ses propos, recueillis chez Momento, producteur et distributeur du film, il définit une exception musulmane égyptienne, et celle de l’Université islamique Al-Azhar où se déroule l’action. Persona non grata en Egypte, et alors que l’Iran connaît un soulèvement historique contre les mollahs en Iran, Tarik Saleh s’avère visionnaire et positif.
FranceInfo Culture : Avec « Le Caire confidentiel » (2016), vous réalisiez un film sur les rapports entre la police, la politique et la religion. Dans « La Conspiration du Caire », il s’agit de la justice, du politique et du religieux. Pensiez-vous réaliser un diptyque, et avez-vous en tête un troisième film à venir, qui bouclerait un triptyque sur la société égyptienne ?
Tarik Saleh : A chacun de mes films, je le réalise comme si c’était le dernier. Quand vous faites un film, il faut qu’il ne ressemble pas à ce qui a déjà été fait. Avec La Conspiration du Caire, c’était pour moi le dernier. Et puis je me suis mis à écrire. J’écris toujours trois scénarios en parallèle qui se complètent les uns les autres, pour n’en faire finalement plus qu’un, avec trois histoires à l’intérieur. J’y choisis ce qui correspond à un moment de ma vie. L’un d’eux, après La Conspiration du Caire, était en effet le deuxième film du dyptique que vous évoquez, mais les autres prenaient d’autres directions.
Il est toutefois certain qu’évoquer une société donnée par les différents centres qui la régissent est un des moyens d’en être le plus proche. Dans Le Caire confidentiel, ce que je voulais démontrer, c’est que la police, en Egypte, c’est l’armée. Quand il y a eu la révolution de 2011, c’était contre la police que le peuple s’était soulevé. Mais après le coup d’Etat de 2013, le problème est devenu celui du rapport entre la religion et l’Etat. Il y a désormais après la police et l’armée, la religion qui occupe une grande place en Egypte.
Où avez-vous tourné puisqu’il vous est interdit de séjourner en Egypte, et avez-vous rencontré des difficultés ?
J’ai tourné à Istanbul, sans aucun problème, hormis le fait que Sissi [le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi] et Erdogan [le président turc Recep Tayyip Erdoğan] ne s’aiment pas beaucoup.
Alors que les Iraniens se soulèvent en ce moment en Iran contre la dictature islamique, y a-t-il un parallèle entre le pouvoir religieux exercé en Iran et la place de l’Islam en Egypte ?
Non, c’est totalement opposé. L’Iran est dirigé par les Mollahs et les Ayatollahs, alors que l’Egypte est dirigé par l’armée. C’est une différence énorme, mais il y a des ressemblances entre nous : les Iraniens, les Iraniennes et la religion sont dans nos deux pays très puissants. C’est pourquoi la religion a toujours tenté de contrôler le peuple. L’Iran a eu une femme ministre de la Santé. Même une théocratie dictatoriale peut avoir des femmes au pouvoir. Ce n’est pas comme en Arabie saoudite où une femme ne peut pas conduire une voiture. La différence avec l’Egypte, c’est qu’en Iran, ce sont les religieux qui veulent s’imposer au peuple, alors qu’en Egypte, c’est le peuple qui demande plus de religion. Le pouvoir égyptien tente donc d’en freiner l’influence.
Même si l’Egypte n’est pas l’Iran, quel regard portez-vous sur ce soulèvement historique ?
Ce qui se passe aujourd’hui en Iran (après le meurtre de Mahsa Amini, 22 ans, par la police de la moralité iranienne) est semblable au Printemps arabe. Ce sont les jeunes qui se sont soulevés pour dire : nous ne voulons plus de votre système, nous le rejetons, nous voulons choisir. Bien sûr on voudrait que le bonheur tombe d’en haut, mais la seule solution est de prendre cette liberté, personne ne vous la donnera. En Egypte, les religieux ont toujours voulu rester en-deçà du pouvoir, ils ne le cherchent pas. Dans ce sens, l’Egypte est un pays séculaire. Ainsi l’Université Al-Azhar du film s’est toujours alignée sur le pouvoir en place. Quand l’Egypte est passée socialiste, les mollahs ont trouvé des justifications au socialisme dans le Coran et quand Moubarak s’est aligné sur l’Amérique, ils ont trouvé des justifications au capitalisme, et ainsi de suite. Al-Azhar a une force très modératrice en Egypte. Mais étant une des plus grandes universités du monde, avec 300 000 étudiants, il y en a de toutes sortes, des fanatiques aux plus libéraux.
Prenons l’exemple du voile, d’où est parti le soulèvement actuel en Iran. La majorité des femmes en Egypte ne portaient pas le voile. Ce n’est apparu qu’au début des années 1990. Il y a eu alors une vague vers 1995, cela ne venait pas d’en haut, mais de la volonté de montrer son identité, pour provoquer le pouvoir égyptien. La femme d’Hosni Moubarak ne portait pas le voile, alors que de plus en plus de femmes égyptiennes s’en revêtait. C’était une protestation silencieuse pour dire : nous ne sommes pas comme toi. Nous sommes religieux, vous, vous ne l’êtes pas.
Votre film met au cœur les querelles entre différentes factions au sein d’Al-Azhar : quelle part prend la religion en Egypte ?
En Egypte la religion a une énorme influence, mais ce n’est pas une théocratie. A partir des années 90, même les jeunes filles les plus pauvres se sont mises à porter un voile, les présentatrices de télévision s’y sont mises, les actrices portent le voile… C’est devenu une mode, une tendance. Mais ce soft power est allé jusqu’à ce que les Frères musulmans dominent l’armée. Le président Sissi est à la tête de l’Etat et sa femme porte désormais le voile. Et depuis, les femmes égyptiennes ont retiré le voile. C’est un mouvement de masse, mais ce n’est pas comme en Iran, il n’y a pas de police de la moralité en Egypte, on laisse faire ce que les femmes veulent faire du voile. Les Egyptiens, sont avant tout Egyptiens, leur identité religieuse passe après.
Ce qui est intéressant dans Al-Azhar, c’est que c’est une institution très égyptienne, les Egyptiens en sont fiers, tout comme de son mode de fonctionnement. Sissi est allé à Al-Azhar quand il a voulu retoquer la Constitution. Les mollahs lui ont répondu qu’ils n’avaient rien à lui dire, qu’il était le président et qu’il avait un Parlement pour cela. Ce que Sissi voulait, c’était une recommandation, une fatwa, et si Al-Azhar lui en donnait une, il l’appliquerait, ce que ne veut pas Al-Azhar.
Vous faites passer du sens dans un vos films avec rythme et action, est-ce une influence américaine ?
Non, je suis très fan du cinéma européen, et un fou de Jean-Pierre Melville, ce que ceux qui me connaissent savent bien. C’est lui qui a donné du sens à l’action. J’aime aussi beaucoup John Le Carré qui a été souvent adapté au cinéma, et Umberto Eco pour Le Nom de la rose. Mais comme réalisateurs, j’aime beaucoup Polanski, malgré ce qui le poursuit (gène). Pour les Américains – j’ai travaillé là-bas sur les séries Westworld ou Ray Donovan -, je suis convaincu que nous réalisons de meilleurs films qu’eux. Nous faisons des films qu’ils ne peuvent pas faire.
Je pensais à William Friedkin (French Connection).
A oui, OK, alors lui, je l’adore !
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