- On ne parlait jamais de sexualité
- Prendre une décision
- La première fois qu’on m’a posé la question
- Premier pas
- Ce n’est jamais fini
Je suis née en 1944, et j’ai été élevée par mes grands-parents. J’avais 10 ans lorsque, ma cousine étant venue passer la nuit à la maison, et moi avons dormi dans le même lit et nous sommes embrassées. C’était un jeu d’enfants, mais ça m’a bouleversée. Avec le recul, je sais que ce fut un épisode important. La première fois que je ressentais cette émotion. Mon premier émoi avec une fille. La première fois, aussi, que je le refoulais violemment. Dès le lendemain, en effet, je me suis dit que c’était mal.
On ne parlait jamais de sexualité
A la maison, on ne parlait jamais de sexualité. Ma grand-mère était une femme stricte, qui avait été éduquée chez les sœurs. Lorsque j’étais enfant, elle m’obligeait à porter des robes, même si je détestais ça. J’ai toujours été plutôt « garçon manqué ». Quant à l’homosexualité, ce n’était même pas un tabou, ça n’existait tout simplement pas. Je ne savais même pas ce que signifiait le mot « lesbienne ».
Quand mes fantasmes se réveillaient, c’est à cette professeure que je pensais
Aussi, quand je suis tombée folle amoureuse de ma professeure de physique, au collège, autant dire que je n’ai rien compris à ce qu’il m’arrivait. C’était une femme autoritaire et rigide, qui me faisait un peu penser à ma grand-mère. Tous les soirs, dans mon lit, j’imaginais des scénarios où j’étais un jeune homme qui essayait de la séduire. C’était très fleur bleue, toujours platonique : elle crevait un pneu sur la route, et j’arrivais en sauveur pour l’aider à réparer sa roue…
A l’époque, je ne pensais pas que j’étais attirée par les femmes. Je savais juste que ce que j’éprouvais n’était pas tout à fait normal et que je ne devais en parler à personne. Le souvenir de cette professeure m’a hantée pendant des années. Régulièrement, quand mes fantasmes se réveillaient, c’est à elle que je pensais. C’est étrange à dire, mais pour moi ça a été le premier grand amour de ma vie.
Prendre une décision
Puis j’ai grandi, je suis devenue une jeune femme. A 25 ans, quand un client de la charcuterie dans laquelle je travaillais a commencé à me draguer, j’ai fait ce que faisaient les filles de mon âge : je suis sortie avec lui. Puis cet homme, qui avait quatorze ans de plus que moi, est devenu mon mari. A cette époque, mes grands-parents vieillissaient et j’avais très peur de finir seule. Et comme vivre avec une femme était inenvisageable, il fallait bien que je prenne une décision.
Sexuellement, je n’ai jamais ressenti de plaisir avec mon mari. J’ai eu ma première fille neuf mois et trois jours après notre mariage. Puis les deux autres très rapidement. Trois filles que j’adore. Pendant toutes ces années, j’ai clairement été plus mère qu’épouse. Quand mon mari est décédé, j’avais 47 ans. J’ai eu du chagrin, car j’avais de l’affection pour lui, mais une fois la douleur passée, j’ai ressenti une forme de liberté. Je n’étais plus obligée de me contraindre, je pouvais enfin penser à moi. Je n’avais aucune envie de refaire ma vie. Je me voyais vieillir seule en m’occupant de mes enfants et petits-enfants. J’étais loin d’imaginer l’ouragan qui allait bouleverser ma vie.
La première fissure dans l’édifice, c’est quand j’ai compris que ma plus jeune fille, Juliette, était lesbienne. Je dis « compris » parce qu’elle ne me l’avait jamais dit et je ne lui avais jamais posé de question. Ça a été un choc très violent. Je me prenais en pleine figure ce que j’avais si longtemps refoulé. J’ai énormément culpabilisé. Je pensais que c’était de ma faute, que je lui avais transmis ce qui était caché en moi. J’acceptais son homosexualité, ça n’a jamais été le problème, mais on n’en parlait pas. Ce que je pouvais accepter pour ma fille, je ne pouvais pas encore l’accepter pour moi.
C’est à ce moment-là que j’ai recommencé à fantasmer sur ma professeure de collège. C’était toujours aussi platonique. J’ai continué comme ça pendant des années. Jusqu’à ce jour d’août 2012.
La première fois qu’on m’a posé la question
Avec Juliette, nous avions rejoint une de ses amies à la montagne. Irène avait la cinquantaine et était lesbienne depuis toujours. Ma fille a dû repartir à Paris et je me suis retrouvée à passer une journée seule avec cette amie. Je me souviens de la scène comme si c’était hier. On venait de descendre de voiture quand Irène m’a demandé, de but en blanc : « Tu n’aurais pas des tendances homosexuelles ? » J’avais 69 ans, et c’est la première fois qu’on me posait la question. Je suis devenue rouge écarlate et suis restée muette. Elle m’a encouragée : « Tu peux me le dire, je suis lesbienne, ta fille est lesbienne… » J’ai respiré et j’ai dit : « Oui. »
Un « oui » à peine audible, comme on avoue un péché. Mais un « oui » qui a fait sauter le verrou le plus puissant de mon existence. C’est à ce moment précis que j’ai vraiment pris conscience que j’étais lesbienne. Ce fut une énorme libération de pouvoir enfin mettre un mot sur ce que je ressentais depuis des années.
Après des années de silence, j’avais enfin révélé mon secret, mais je ne savais pas où tout cela allait me mener.
Je l’avais dit à une quasi inconnue, il allait désormais falloir l’annoncer à mes filles. Et j’appréhendais. Mes deux autres filles avaient accepté l’homosexualité de leur sœur, mais de là à être aussi tolérantes pour leur mère… Cela n’a pas été facile, je n’ai pas trouvé les mots tout de suite. Chacune a réagi à sa manière – la première m’est tombée dans les bras, l’autre m’a répondu qu’il lui fallait un peu temps –, mais l’essentiel était de leur avoir dit. Deux mois plus tard, tout le monde était au courant : mes amis, gendres, petits-enfants… Après des années de silence, j’avais enfin révélé mon secret, mais je ne savais pas où tout cela allait me mener.
Premier pas
Juliette m’a encouragée à aller voir une association. On a commencé à fréquenter ensemble les vendredis des femmes du centre LGBT. A cette époque, je n’avais pas en tête de rencontrer quelqu’un, je voulais juste discuter avec des femmes comme moi. Au départ, je ne me sentais pas très à l’aise puis, progressivement, j’ai pris de l’assurance.
La première fois que j’ai vu Michelle, c’était dans un groupe réservé aux lesbiennes de plus de 60 ans. Elle avait deux ans de plus que moi et de longs cheveux blancs qu’elle relevait en chignon. Le courant est tout de suite passé entre nous, même si tout semblait nous opposer : elle était aussi à l’aise que j’étais réservée ; j’étais ponctuelle, elle arrivait en retard à tous les rendez-vous… Et surtout, elle avait vécu pendant dix-neuf ans avec une femme. C’est pourtant moi qui ai fait le premier pas.
Très vite, nos mains se sont enlacées, nous nous sommes embrassées sur la joue, puis sur la bouche
A une réunion du groupe, Michelle a lancé à la cantonade qu’elle voulait rencontrer quelqu’un avant ses 70 ans. Je lui ai envoyé un texto à 3 heures du matin, lui disant que j’aimerais la connaître mieux. Elle m’a répondu : »Je suis contente que notre “je ne sais comment le définir” soit réciproque. » Quelques jours plus tard, elle m’a invitée à prendre un café chez elle. Très vite, nos mains se sont enlacées, nous nous sommes embrassées sur la joue, puis sur la bouche, comme deux ados, maladroites et tremblantes de désir.
Ce n’est jamais fini
On s’est revues quatre jours plus tard. Je me souviens qu’il pleuvait et qu’elle m’attendait dans la rue, à moitié trempée. J’ai trouvé ça charmant. On est montées chez elle et on a vécu notre première nuit d’amour… Michelle avait plus d’expérience que moi, et c’est elle qui m’a guidée. J’ai ressenti du plaisir pour la première fois de ma vie. Je n’avais jamais couché avec une femme, mais c’était logique, comme un aboutissement. On s’est endormies dans les bras l’une de l’autre et on ne s’est plus jamais quittées. Aujourd’hui, nous vivons ensemble et nous nous sentons comme un jeune couple : on se tient la main dans la rue, on fait l’amour – même si ce n’est pas exactement comme dans La vie d’Adèle ! – et on parle même parfois de se marier.
A 71 ans, je n’ai jamais aussi peu senti mon âge. Trouver les mots pour raconter mon histoire reste difficile. On ne s’affranchit pas comme ça de tant d’années de silence. Mais si j’ai décidé de témoigner, c’est pour dire aux femmes qui n’osent pas sauter le pas que, même après 60 ans, rien n’est jamais fini. Il ne faut pas renoncer à ses désirs. Je me sens vivre pour la première fois. Comme si je m’étais enfin mise à respirer.
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Article publié initialement dans le magazine Marie Claire, octobre 2015.
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