Vastes possibilités dans les vitrines des librairies. Que choisir parmi le 345 titres publiés cette rentrée littéraire 2022 ? Il y avait ces attendus, qui ne nous ont pas déçu, parmi lesquels Cher connard de la plume brutale ou sincère de Virginie Despentes, ou encore Stardust, le roman de Léonora Miano, son premier enfin dévoilé, écrit il y a plus de vingt ans.

La rédaction de Marie Claire en a sélectionné treize autres autres, qui l’ont saisie, émue, transportée, et parfois bousculée.

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"Comment font les gens ?" d’Olivia de Lamberterie : Anna et ses peurs

Il y a quatre ans, Olivia de Lamberterie avait publié un premier livre, autobiographique et poignant, dont le soleil noir était le suicide de son frère aimé, récit qui lui valut le Renaudot de l’essai.

Elle s’éloigne aujourd’hui des blessures à vif pour nous offrir un roman tenant (en partie) à un domaine qu’elle connaît bien pour diriger depuis une vingtaine d’années le service littéraire du magazine Elle : celui de l’édition.

Admiratrice de l’acide Jonathan Coe, Anna, son héroïne, travaille dans une maison qui croit de moins en moins aux vertus de la littérature pour lui préférer celles, plus rentables, d’influenceuses à peine pubères, si possible incultes et bornées, mais dotées de millions de followers.

Anna est coincée entre une nouvelle boss tout droit sortie d’un remake du Diable s’habille en Prada, une vieille mère à l’ouest et trois filles qui lui en font voir de toutes les couleurs, ce qui n’empêche pas cette incurable optimiste d’être sur la ligne d’Ernst Jünger : « Chaque génération possède les clés de son époque. »

Cette superwoman survitaminée, surbookée, surinvestie mais jamais sûre d’elle ne peut même pas compter sur son mari américain, ce « roc » dont l’apparence de solidité va s’effriter à la suite d’une découverte embarrassante. Heureusement, il y a les copines.

Barrées, fidèles, courageuses, elles affrontent avec une placidité stoïque le poids de la charge mentale. Ces intrépides Shivas redonnent à notre héroïne le courage pour « habiter le monde ».

Il y a du Bourdieu rive gauche dans cette fine analyse, par endroits très drôle, d’une femme faite de toutes les femmes et qui les vaut toutes, et que vaut n’importe qui. Une femme qui pourrait bien révéler, sous le masque de la fiction, Olivia de Lamberterie et qui mérite toute notre sympathie.

Comment font les gens ?, éditions Stock, 20,50 euros. 

F.G

"Les exportés" de Sonia Devillers, archéologie d’un exil familial

Sonia Devillers avait une grand-mère à part. Gabriela était cultivée et polyglotte, mélomane et sportive. Gabriela était aussi roumaine et fière. Ces deux derniers éléments expliquent l’existence du récit habité de la journaliste de France Inter, Les exportés.

Si Gabriela avait été moins soucieuse de n’afficher que les pans positifs de son histoire, Sonia aurait moins eu à creuser. Si elle en avait dévoilé plus sur les conditions de son départ de Roumanie pour Paris en 1961, ce pays – qu’alors, en pleine guerre froide, on ne pouvait pas quitter – ne serait pas resté si longtemps « un trou au milieu de l’Europe ».

Sonia Devillers fait alors de l’archéologie familiale. Sans doute ce qu’il y a de plus difficile. Confronter la parole – ou l’absence de celle-ci – à ce que disent certains livres d’histoire pour réinjecter un peu de vérité dans le narratif transgénérationnel.

Raconter, surtout, ces innommables listes remplies de noms de Juifs dont le régime communiste faisait commerce, trafic humain découvert à sa chute. Noir sur blanc, elle y voit ses grands-parents et même sa mère, mis à prix et monnayés contre « des bêtes à haut rendement ». Alors tout remonte …

Les skis qu’ils ont continué de cacher en France (les Juifs ne pouvaient en disposer pendant la guerre). Les souvenirs narrés à moitié. Et cette pointe de vanité qui n’était qu’une façon de retrouver un peu de dignité.

Avec ce livre-quête qui vient troubler notre ignorance et toucher l’âme, la petite-fille de Gabriela est un peu plus roumaine et elle peut être fière.

Les exportés de Sonia Devillers, Flammarion, 19 euros.

L.V

"Euphorie" d’Elin Cullhed, une dystopie queer

Ce roman d’Elin Cullhed, auteure suédoise, sur la dernière année de vie de l’écrivaine Sylvia Plath, celle qui précéda son suicide par le gaz, on ne l’imaginait pas si fantasque et désopilant.

Il faut dire que Plath, même quand elle racontait dans La cloche de détresse (éditions Gallimard), texte autobiographique de 1963, sa dépression profonde et son passage en clinique psychiatrique, excellait à faire étinceler la noirceur, à l’habiller d’atours somptueux, voire à la moquer.

Cette disposition d’esprit-là, Elin Cullhed l’épouse sans la pasticher, inventant une langue en ébullition à l’intérieur de laquelle explosent des images aussi jouissives qu’inconfortables, et qui, quand la fin tragique approche, se gonfle ici et là de mots en lettres capitales (comme on le dit d’une peine), comme pour transcrire au mieux les cris intérieurs de l’héroïne.

Cette Sylvia Plath que façonne Cullhed est une femme en dents de scie : elle fait montre d’un ego dément doublé d’une estime de soi chancelante, tombe en pâmoison devant la campagne anglaise, où elle réside, puis l’instant d’après vitupère contre ses pesanteurs vermoulues, déborde d’amour pour son mari, le poète Ted Hughes, qu’elle maudit tout autant, lui qui a le temps d’écrire d’arrache-pied, de socialiser à Londres, de draguer à tout va pendant qu’elle s’occupe des enfants ou cuisine des tartes, ce dont sa carrière pâtit.

À l’arrivée, un roman-déflagration où charge mentale, affres de la création et fragilités psychiques s’entrechoquent à la manière d’une volée de cloches superbement dissonantes.

« Euphorie » d’Elin Cullhed, traduit du suédois par Anna Gibson, éditions de l’Observatoire, 22 euros. 

T.J

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"Trois sœurs" de Laura Poggioli : Russie, pères patrie

La jeunesse de Krestina, Angelina et Maria Khatchatourian n’a été qu’un long supplice. Leur père les humiliait, les battait, les violait. La police, maintes fois prévenue, n’a pas levé le petit doigt, d’autant moins qu’en Russie, les violences domestiques sont quasi dépénalisées depuis 2017.

Alors un soir d’été, elles le tuent au couteau et au marteau. Si la Française Laura Poggioli a fait de cette affaire le nœud de son premier roman au titre tchekhovien, c’est parce qu’elle interroge, en écho, sa russophilie mais aussi son rapport aux hommes et à leur emprise.

Aux photos des sœurs et aux coupures de presse, elle mêle ses souvenirs troubles : un arrière-grand-père violent, un professeur abusif et puis, plus net, ce Mitia possessif et menaçant dont elle s’est amourachée pendant ses études moscovites. Un proverbe russe dit : « S’il te bat, c’est qu’il t’aime », rappelle-t-elle…

D’ailleurs, des voix nombreuses se sont élevées pour tresser des louanges posthumes au père : il n’aurait fait que corriger ses rejetonnes dévergondées.

Mais face à cette Russie sexiste et belliqueuse que Poutine a renforcée, Poggioli fait l’éloge d’une autre : celle des poétesses muselées par l’histoire, Anna Akhmatova et Marina Tsvetaïeva en tête, et des sororités indéfectibles.

Trois soeurs de Laura Poggioli, éditions L’Iconoclaste, 20 euros.

T.J

"La ville des vivants" de Nicola Lagiola : on dirait le Sade

Pure barbarie que celle qui s’est emparée sans crier gare, comme pour occuper leur oisiveté, de Marco Prato et Manuel Foffo, deux cocaïnomanes romains de bonne famille.

À leur victime Luca Varani, prolo sans le sou qui se prostituait à l’occasion, ils ont tendu un guet-apens, l’ont drogué, puis lui ont fait vivre un calvaire infini – sévices multiples et couteau dans le cœur.

Nicola Lagioia, journaliste, a enquêté sur l’affaire pour la presse puis, toujours hanté, lui qui dans sa jeunesse était habité d’une violence sourde et songea un temps à vendre son corps, en a tiré ce roman glaçant sur l’exploration des tréfonds – les siens comme ceux des autres.

Tréfonds des protagonistes, assassins comme supplicié, chez lesquels cohabitaient homosexualité plus ou moins refoulée – seul Prato se définissait comme gay – et homophobie intériorisée. Tréfonds de la Ville éternelle, avec ses couches archéologiques, son métro déficient comme tous ses services publics et sa violence cachée sous le vernis touristique.

Se dessine alors, sur cinq cents pages, le portrait virtuose (mais un peu moralisant tout de même) d’une Rome invivable qui sadiserait ses habitants, lesquels, pourtant, ne cesseraient d’en redemander.

La ville des vivants de de Nicola Lagiola, traduit de l’italien par Laura Brignon, Flammarion, 23 euros.

T.J

"En salle" de Claire Baglin, un cauchemar en cuisine

En lisant ce livre, on a presque la sensation d’avoir les doigts graisseux et, dans les narines, des effluves de frites décongelées. Claire Baglin, saisonnière un temps dans un fast-food, détaille par le menu tout ce que cette entreprise fait à celles et ceux qui y bossent (des callosités aux mains jusqu’au vide intérieur), et quel que soit leur poste – au drive, à la friteuse, en salle…

C’est Simone Weil et son Journal d’usine version burgers. Mais c’est comique, aussi, dans la façon dont elle moque les absurdités managériales, avec ces N+1 ridiculement corporate qui vous assignent des tâches idiotes – récurer à la brosse à dents la machine à (mauvais) café par exemple – quand ils vous croient désœuvrée.

Une expérience fordiste, aliénante, que la narratrice-auteure, finement, met en regard de la carrière d’un père, travailleur dans l’industrie, et superpose aux plaisirs infinis que lui procuraient, gamine, les nuggets et autres hits de la malbouffe.

En salle de Claire Baglin, Les éditions de Minuit, 16 euros.

T.J

"La dissociation" de Nadia Yala Kisukidi, une fable néopicaresque

Comme les « picaros », ces antihéros de la littérature classique espagnole, la narratrice, ici, ne part pas vainqueure : naine, pauvre, élevée par une grand-mère à demi folle. Mais elle a pour elle le don de « dissociation », capacité à s’échapper du réel quand ça lui chante.

Alors, quand elle quitte le giron de l’aïeule, c’est une épopée toute baroque qui l’attend, entre Villeneuve-d’Ascq, Paris 16e et Ivry-sur-Seine, avec pour camarades de route un artiste maudit, une prostituée-brigande, une indépendantiste congolaise…

À mesure que le livre avance, l’héroïne s’extrait toujours plus de la surface de la terre et c’est dans les sous-sols, égouts, mines et autres tréfonds, que Nadia Yala Kisukidi, dont le style halluciné va crescendo au fil des pages, nous plonge.

Des mondes parallèles, aussi invisibles que révoltés, voilà ce que l’auteure, spécialiste en études postcoloniales, invente merveilleusement.

La dissociation de Nadia Yala Kisukidi, Seuil, 20 euros.

T.J

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"Napalm dans le coeur" de Pol Guasch, une dystopie queer

Ici, chaque court chapitre, parfois pas plus d’une demi-page, est une déflagration, sonore et précise comme un tir de missile. Pourtant, tout est dans le brouillard : il est question d’une guerre sans motif, de zones contaminées par on ne sait quoi, de deux garçons amoureux et asymétriques qui représentent, l’un pour l’autre, un mystère, d’une langue qu’il est interdit de parler…

Celle de Pol Guasch, auteur de 24 ans, c’est le catalan. Avant ce premier opus, il a commis des recueils de poésie et cela se sent dans la manière dont sa prose zigzague et ne s’interdit rien, florilège de beautés cryptées et de violence frontale.

Entre les chapitres, il insère des photos, des croquis, des fragments épistolaires : en somme, un texte « augmenté », comme on le dit d’une réalité, qui fait de ce roman d’anticipation l’ovni troublant de la rentrée.

« Napalm dans le cœur » de Pol Guasch, traduit du catalan par Marc Audí, éditions La Croisée, 19 euros.

T.J

"Vers le paradis" d’Hanya Yanagihara : l’Amérique brisée

Après le succès planétaire d’Une vie comme les autres, l’écrivaine américaine nous plonge, avec ce pavé exaltant entre épopée et science-fiction, dans les affres intimes de son pays. Mais qui est au juste cette auteure phénoménale ? 

Ses œuvres de fiction, elle les écrit le soir, balayant d’un revers de main toutes les obligations mondaines que son métier diurne suppose : depuis 2017, Hanya Yanagihara dirige T, le supplément lifestyle du New York Times, dont elle a fait, à son image, une bible chic et cultivée.

Une papesse des hautes sphères de Manhattan, en somme, dont le nouveau roman a d’ailleurs pour lieu clé une demeure de Washington Square, épicentre des élégances, sur laquelle soufflent trois siècles d’histoire américaine.

Ne pas s’attendre, toutefois, à une saga bien dans les clous. Ça démarre en 1893 dans un New York uchronique où le mariage gay existe déjà. Suit, en 1993, une fresque en huis clos sur les années VIH.

Puis nous voilà en 2093, futur dystopique tout en pandémies et totalitarismes. D’une époque à l’autre, les personnages, comme immortels, portent les mêmes prénoms mais vivent plusieurs vies, des vies telles qu’elles auraient pu être ou telles qu’elles pourraient devenir.

Poids de la filiation, failles sociales, privilèges encombrants, dominations en tout genre, Yanagihara entrelace tout cela dans une langue certes classique, mais si fine dans la scrutation des sentiments qu’à chaque chapitre elle nous retourne.

« Le paradis » du roman, c’est Hawaï, archipel complexe où se tuilent culture polynésienne, colonialisme américain et migrations d’Asie : racines coréennes côté mère, japonaises côté père, Yanagihara a grandi là-bas et consacre à ces îles l’un de ses plus bouleversants chapitres, où Wika, descendant de la dernière reine hawaïenne, se laisse embarquer dans une vaine tentative de restaurer un éden autochtone.

Comme un concentré de ce méga-roman où, de New York à Honolulu, tous les idéaux se fracassent aussi formidablement qu’à bas bruit.

Vers le paradis d’Hanya Yanagihara, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Amfreville, Grasset, 29 euros.

T.J

"Trouver refuge" de Christophe Ono-dit-Bot, un récit habité

Et vous, où iriez-vous pour tout quitter ? Face à l’issue possiblement sombre d’une élection menaçant notre identité, notre liberté de penser jusque dans notre culture, chacun·e s’est posé la question. Christophe Ono-dit-Bot a la réponse : sur le mont Athos, au nord de la Grèce.

C’est là que Sacha, philosophe médiatique – Platon de plateau – menacé par les hommes d’un président autoritaire surnommé « Papa » fuit Paris avec fille et épouse.

Interdite aux femmes depuis des siècles, la péninsule sépare alors le couple atypique dont le quotidien n’a cessé d’être cette longue conversation délestée de contingences pratiques, laissant le père seul avec leur enfant de 7 ans pour une épopée de quelques jours qui tient son lecteur jusqu’au dernier.

Dans la langue riche de références helléniques et littéraires qui lui est propre, l’auteur décrit ce qui, au-delà de l’épreuve, devient un tête-à-tête inespéré avec sa fille et l’occasion de trouver dans sa famille un refuge imprenable.

La moiteur et la luxuriance de Birmane (publié en 2007) ont longtemps habité notre esprit. Ce n’est pas tout de suite que les moines barbus, les poulpes et les vents de l’Athos nous quitteront.

Trouver refuge de Christophe Ono-dit-Bot, Gallimard, 20 euros.

L.V

Ces critiques ont été initialement publiées dans les magazine Marie Claire 841 et 842, datés octobre et novembre 2022. 

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