Dépasser les frontières, casser les codes, voilà quarante ans que « Pietra » le fait. Celle que le grand public connaît grâce à la télé nous raconte l’amour de son art, toujours intact.
- Marie-Claude Pietragalla
- Patrick Dupond
Votre spectacle La Femme qui danse célèbre quarante ans de carrière. Est-ce une autobiographie dansée ?
Marie-Claude Pietragalla : J’ai choisi de raconter un voyage poétique et sensoriel à travers la danse. Certes, je me suis inspirée de mon vécu mais je parle aussi de la danse dans sa poésie, dans son universalité, du rapport à la scène, au public, qui est inégalable. Julien Derouault, qui est chorégraphe et avec qui j’ai créé le Théâtre du Corps, signe la mise en scène. C’est un spectacle qui mêle la tradition – puisque j’évoque mon entrée à l’Opéra de Paris – et la modernité : en utilisant des outils techniques de notre époque, on peut raconter une histoire poétique.
D’une manière générale, vous préférez être appelée « femme qui danse » plutôt que « danseuse »…
Danseuse, c’est à la fois très large et très réducteur. Alors que dans « femme qui danse », il y a cette notion d’humanité et d’ouverture sur le monde. J’adore Barbara. Elle disait : « je suis une femme qui chante ». Ça me correspond mieux, sans frontière d’esthétique ou de style. J’aime la danse dans sa pluralité.
C’est pour cette raison que vous avez quitté l’Opéra à 35 ans ?
C’était un moment où je sentais que je tournais un peu en rond. J’avais envie de travailler sur une écriture chorégraphique personnelle. C’était un choix et un risque. C’est très confortable d’être à l’Opéra de Paris. Vous bénéficiez d’un statut privilégié, vous êtes dans un cocon, une institution regardée dans le monde entier. Le choix de m’émanciper, de trouver mon propre chemin, ne s’est pas fait sans bosses. Mais c’est très gratifiant. J’ai initié les choses par moi-même. J’ai toujours eu beaucoup de respect pour l’Opéra de Paris et de reconnaissance pour la formation d’excellence que j’y ai reçue. Elle m’a permis d’être là où j’en suis maintenant, d’avoir ce goût pour la danse plurielle, de travailler avec de grands chorégraphes qui m’ont apporté une vision très large de la danse. Maurice Béjart, Roland Petit, Carolyn Carlson, Pina Bausch ou William Forsythe sont des fondateurs animés par l’envie de créer leur propre monde. J’ai été à bonne école. À l’Opéra, j’ai aussi appris tout le grand répertoire classique, avec Rudolf Noureïev.
Est-ce que la danse classique souffre d’être enfermée dans un carcan qui l’empêche de s’ouvrir au plus grand nombre ?
J’ai l’impression que c’est tout le contraire. Qu’elle est très à la mode. On oublie que la technique classique n’est qu’un outil pour véhiculer des émotions. C’est aux créateurs du XXIe siècle de s’en emparer pour en faire des choses plus contemporaines. On peut moderniser le répertoire du ballet, en faisant appel à des plasticiens ou des artistes numériques. Il faut faire en sorte que le ballet vienne à la population. Les médias et les réseaux sociaux permettent à des gens qui ne vont pas dans les théâtres de pouvoir la regarder et l’admirer.
Le Théâtre du Corps a-t-il organisé la rencontre entre la rue et l’académisme ?
C’est la rencontre entre plusieurs disciplines : la danse, le théâtre, la musique, le mime, le hip-hop. Je voudrais que ce soit un trait d’union qui réunisse le plus grand monde et c’est un peu ma fierté quand je vois des enfants et des personnes âgées dans la salle. Comme un pont entre les générations.
Les danseurs de votre troupe ont-ils des profils atypiques ?
Même si certains ont une base classique, ils viennent essentiellement du hip-hop, du contemporain et aussi du théâtre. Avec cette envie de mêler théâtre et danse de façon non académique. Il faut que les deux expressions existent dans un même corps. Placer sa voix dans le mouvement, c’est là tout le défi mais c’est une démarche qui intéresse beaucoup les danseurs aussi bien que les comédiens, qui deviennent des « personnages dansants ». Arriver à dire un texte la tête en bas ou porté par des partenaires, c’est très galvanisant, mais ça passe par une technique.
Qu’est-ce qui vous a incité à participer à des émissions comme Danse avec les stars sur TF1 ou Prodiges sur France 2 ?
Danse avec les stars, quand on me l’a proposé, je ne savais pas ce que c’était, n’étant pas très télé. J’ai beaucoup réfléchi. Il est difficile de ne pas être happée par la télévision et le format de l’émission. J’ai décidé de tenter l’expérience et en fin de compte, je suis restée cinq ans. J’ai compris qu’à travers le peu d’espace de liberté dont je jouissais dans une émission très formatée, je pouvais essayer d’expliquer ce qu’est la danse à deux, comment à travers le corps on peut toucher les gens… Au fur et à mesure j’ai réussi à orienter, dans une certaine mesure, l’émission sur la danse contemporaine. J’ai aussi pu mettre un coup de projecteur sur mon travail. Grâce à l’émission, les spectateurs venaient plus nombreux. Prodiges, c’est un peu différent. C’étaient des enfants déjà dans l’excellence et le professionnalisme. Passionnés, motivés, qui savaient déjà ce qu’ils voulaient faire de leur vie. Je me retrouvais un peu rentrant à l’opéra de Paris.
On n’a pas l’impression qu’il y ait de grands noms, comme Patrick Dupond ou Carolyn Carlson, dans les nouvelles générations…
On est dans un monde unifié, où cultiver sa singularité est très difficile. Les géants dont nous parlons étaient des gens atypiques, de grands professionnels mais avec des personnalités très fortes. Noureïev, c’était l’amour absolu de la danse mais avec une très grande exigence. On demande à la jeune génération de remplir beaucoup de cases et de respecter une attitude politiquement correcte. Ce n’est pas le propre de l’artiste, qui peut ruer dans les brancards, questionner, pousser des coups de gueule. C’est dommage, parce que les personnalités sont un peu étouffées. J’ai eu cette chance de pouvoir côtoyer ces monstres sacrés… Le niveau n’a pas baissé, il y a des artistes qui techniquement font des choses extraordinaires. Ce sont les mentalités qui ont changé.
Peut-être qu’on n’accepte plus certaines choses dans l’enseignement ?
En effet, ce n’est plus possible. On a accepté cette dureté, parce qu’on ne se posait même pas la question. C’était comme ça, ça faisait partie du cycle. Maintenant les choses ont changé, parfois en bien parce que souvent, on serrait les dents. Mais l’envers de la médaille, c’est qu’on est dans un univers uniformisé.
Quel rapport entretenez-vous votre corps ? Est-ce que vous pouvez toujours lui demander autant après l’avoir sollicité pendant 40 ans ?
J’essaye d’être très à l’écoute. Mais les choses sont bien faites : les envies de 19 ans et celles de 59 ans ne sont pas les mêmes. Après, on arrive à une telle connaissance de soi qu’on sait à quel moment on peut tirer et quand il faut relâcher l’élastique. Quand j’étais jeune quand je donnais un spectacle, j’avais l’impression que le monde s’arrêtait, ça me demandait une énergie peut-être plus importante qu’aujourd’hui. La gestion de la scène, comment doser les répétitions, est plus facile à gérer. Même s’il faut tirer sur les articulations et que certains jours, on se réveille en ayant mal partout.
En tournée
Lancé en 2019, le seul-en-scène La Femme qui danse, tiré de l’ouvrage éponyme écrit par l’artiste, célèbre quarante ans de carrière au plus haut niveau pour celle que tout le monde appelle « Pietra ». Interrompue par le Covid, la tournée a repris son cours. La danseuse et chorégraphe s’est produite dans plusieurs festivals estivaux et sera de retour en octobre au théâtre de la Madeleine à Paris, où elle avait donné trois mois de représentations il y a presque trois ans. Puis le spectacle reprendra la route à travers la France début 2023.
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