Cette figure du cinéma et des planches au regard impérieux sublimait ses personnages avec extravagance. Il engloutissait la vie comme ses rôles, avec une boulimie baroque.

Chapeau en bataille, l’œil à l’éclat insolent, la voix sépulcrale, la canne pointée avec mépris vers les auteurs stupides de L’Auberge des Adrets : c’est le cabot génial des Enfants du paradis qu’on revoit toujours à l’évocation de Pierre Brasseur. Qu’il jouât Claudel, Sartre, Anouilh, George Bernard Shaw, Musset, on retrouvait le matamore et le stentor du boulevard du Crime, plastronnant et tonitruant. Le 14 août 1972, cet artiste gargantuesque succombait à une crise cardiaque lors du tournage d’un film en Italie, mettant un terme définitif à un demi-siècle de carrière.

Pierre Albert Espinasse naît le 22 décembre 1905 dans le XVIIe arrondissement de Paris. Il est le fils de l’acteur Georges Albert Espinasse et de l’actrice Germaine Nelly Brasseur. Sa mère veut en faire une grande vedette. Mais après ses études, il échoue au concours d’entrée au Conservatoire. Qu’importe, c’est au conservatoire Maubel que la férule amicale de ses professeurs, Harry Baur et Fernand Ledoux, lui inculque les rudiments de l’art dramatique.

Intime de Pablo Picasso, Jean Cocteau, Max Jacob et Louis Aragon, il est introduit par ce dernier parmi les surréalistes. Il se lie alors à André Breton, Paul Éluard, Benjamin Péret et Raymond Queneau dans le Montparnasse de l’entre-deux-guerres, celui de Foujita, de Kiki et d’Hemingway (parrain de son fils Claude).

Grâce à Aragon, Robert Desnos et Jacques Prévert, il publie ses premiers textes dans La Révolution surréaliste. C’est en tant qu’auteur qu’il aborde le métier.

Depuis Mayence, pendant son « régiment », il fait parvenir une première pièce écrite « en tôle », L’Ancre noire, à Aurélien Lugné-Poe, fondateur du théâtre de l’Œuvre, qui la met en scène. Le spectacle reste à l’affiche peu de temps. En 1926, Lugné-Poe lui propose de faire ses premiers pas de comédien dans Le Cœur ébloui de Lucien Descaves, qu’il met en scène, avant de monter la nouvelle pièce de son protégé, Hommes du monde.

Carné le sort des brumes

En 1924, Pierre Brasseur fait ses débuts au cinéma avec Jean Renoir dans La Fille de l’eau. Cantonné dans les premiers temps aux emplois de gigolos, le jeune acteur joue pourtant dans une trentaine de courts et longs-métrages, avant de retrouver Jacques Prévert pour le tournage d’Un oiseau rare de Richard Pottier, en 1935. C’est le début d’une longue collaboration. Le poète lui donne l’occasion de se renouveler dans Le Quai des brumes de Marcel Carné, où il interprète un voyou, souffleté par Jean Gabin qui lui administre une célèbre paire de gifles. Le film le propulse auprès du grand public. La même année, il cosigne le scénario de Grisou avec Marcel Dalio (adapté de la pièce du même nom). En 1943, Jean Grémillon lui offre l’un des rôles principaux de Lumière d’été, celui d’un peintre alcoolique.

Un tonitruant Frédérick Lemaître

Deux ans plus tard, il retrouve Marcel Carné qui lui offre un de ses plus grands rôles dans Les Enfants du paradis, celui du tonitruant Frédérick Lemaître. C’est un triomphe mondial. Il retrouve le réalisateur l’année suivante pour Les Portes de la nuit. En 1949, Brasseur donne la réplique à Anouk Aimée et Serge Reggiani dans Les Amants de Vérone d’André Cayatte. Dès lors, il enchaîne les succès. Ce n’est qu’à grands bonds que l’on peut retracer sa carrière riche de sommets.

Dès les années 50, son registre s’enrichit de Barbe-Bleue de Christian-Jaque à Vive Henri IV, vive l’amour de Claude Autant-Lara, en passant par Le Plaisir de Max Ophüls, Napoléon de Sacha Guitry et La Tour de Nesle d’Abel Gance. En 1953, il magnifie La Pocharde de Georges Combret, et l’année suivante, Raspoutine du même réalisateur. Cette décennie est marquée par son rôle dans Les Grandes Familles de Denys de La Patellière aux dialogues de Michel Audiard. Pour Georges Franju, il joue dans La Tête contre les murs (1958), Les Yeux sans visage (1960) avec son fils, Claude, et Pleins feux sur l’assassin (1961). En 1964, il partage encore l’affiche avec Claude dans Lucky Jo de Michel Deville.

Il illumine toutes les scènes

Avec un égal talent, Brasseur brûle les planches. Il triomphe avec Le Diable et le Bon Dieu de Sartre, Le Sexe faible d’Édouard Bourdet, travaille à nouveau avec l’écrivain pour une adaptation de Kean où il incarne le comédien shakespearien, puis dans Don Juan aux enfers de George Bernard Shaw et dans Tchao ! de Marc-Gilbert Sauvajon. En 1972, il publie son autobiographie, Ma vie en vrac, et effectue l’une de ses ultimes apparitions à l’écran dans Meurtre par intérim de la série Les Cinq Dernières Minutes avec Raymond Souplex.

Lors d’une scène, le médecin venu ausculter la femme de Rellys lui prophétise une crise cardiaque et lui demande de passer sans tarder à son cabinet… La réalité rattrape la fiction : quelques semaines après le tournage, Pierre Brasseur rejoint le paradis au cœur de l’été 1972, à Brunico, en Italie, victime d’une crise cardiaque, dans les bras de Claude Dauphin, avec qui il tournait La Plus Belle Soirée de ma vie.

Coté vie privée…

Le 16 août 1935, il épouse l’actrice Odette Joyeux (1) qui lui donne un fils, Claude. Ils divorcent en juillet 1945. L’acteur se marie alors avec la pianiste Lina Magrini dont il divorcera aussi. Jusqu’à sa mort, il vivra avec la chanteuse Catherine Sauvage (2).

Dominique PARRAVANO

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