“Tu es un meurtrier ! Tu as commis LE péché mortel ! Tu as tué ma joie de vivre ! Je n’ai jamais compris ce que cela pouvait être mais maintenant, je comprends. Le plus grand et impardonnable péché est de retirer tout goût pour la vie d’une âme humaine.”
C’est à travers cette verve prosaïque, extraite de l’une de ces pièces de théâtre iconique*, qu’Henrik Hebsen fait naître en 1896 le concept de meurtre d’âme, aussi appelé meurtre psychique. Sans le savoir, le dramaturge norvégien introduisait ainsi une notion fondamentale de la psychanalyse moderne, a fortiori déterminante pour les victimes de pervers narcissiques.
Un crime volontaire et délibéré
Et pour cause, reprise par Daniel-Paul Schreber dans ses Mémoires d’un névropathe puis par Sigmund Freud qui a tenté vainement d’en faire une précise analyse, l’idée d’assassinat d’âme a été largement explicité à la fin des années 80 par Leonard Shengold, psychanalyste et professeur à la New York University (NYU), dans son ouvrage Soul Murder : The Effects of Childhood Abuse and Deprivation.
Selon lui, le meurtre d’âme est purement et simplement un crime, résultant d’une “tentative délibérée d’éradiquer ou de mettre à mal l’identité d’un individu”. Une expérience traumatique qui se traduit par “une alternance de périodes de stimulations extrêmes et de périodes de privation émotionnelles” conduisant l’âme de la victime à devenir “esclave de l’autre”.
Abus sexuels combinés à des déclarations d’amour, privation d’affection entremêlée d’actes de tendresse, insultes et humiliations doublés de chantage affectif, critiques culpabilisantes : les événements précédant cet attentat émotionnel mêlent généralement torture psychique et torture physique dans le but de posséder littéralement la victime.
On n’a pas le libre-arbitre qui nous permet de partir, on n’a plus confiance en nos sens, nos propres perceptions, nos affects
Ignorée, rabaissée, persécutée, cette dernière voit son identité se fragmenter et sa vie se muer en une succession de séquences extrêmement douloureuses, au point de songer parfois au suicide, une vie sans son bourreau n’étant pas forcément perceptible.
« On n’a pas le libre-arbitre qui nous permet de partir, on n’a plus confiance en nos sens, nos propres perceptions, nos affects, on a du mal à réfléchir, à raisonner, à en parler, je crois qu’on est en état d’anesthésie », décrivait Caroline, victime de meurtre psychique interviewée dans “Pervers narcissiques, une violence invisible”, un documentaire réalisé par Delphine Deilly et diffusé sur France 5 en début d’année 2019.
Lavage de cerveau et enfance volée
À l’origine de cette emprise tyrannique, Shengold note un lavage de cerveau qui permet à l’esclavage émotionnel de perdurer. En effet, dans un premier temps fascinées par celui ou celle qui deviendra leur futur bourreau, les victimes de meurtre psychique n’hésitent pas à faire part de leurs blessures les plus intimes, de leurs doutes ou de leurs propres failles personnelles.
Des confessions qui seront par la suite retournées contre elles, à grands renforts de critiques sur leur apparence physique, leur manière de se vêtir, leurs modes de vie ou encore de crises de jalousie. Un processus d’autant plus insidieux qu’il s’attaque en particulier aux personnalités les plus fragiles, à commencer par les enfants qui sont par essence des proies idéales pour les meurtriers d’âme.
Dépendant émotionnellement et physiquement de leurs parents, les enfants vont malheureusement se soumettre et s’identifier à celui ou celle qui abuse de lui, quand ce ne sont pas les deux en même temps. “Un meurtre de l’âme est le plus souvent perpétré par des parents psychotiques ou psychopathes qui traitent leur enfant comme une extension d’eux-mêmes ou comme l’objet d’assouvissement de leurs désirs”, explique Shengold.
Une théorie confirmée par Jeanne Defontaine, psychanalyste basée à Paris, qui associe étroitement perversion narcissique des parents et meurtre d’âme des enfants. « L’assassinat d’âme est, de toute évidence, à mettre en rapport avec ce noyau de perversion narcissique qui s’exerce par le père à l’endroit de son fils et qui a pour fin l’attaque et la destruction de la vie psychique afin de se libérer soi-même de ce qui pourrait être source de folie », écrit-elle dans son ouvrage L’empreinte familiale : Transfert, Transmission, Transagir.
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Processus de rémission
En effet, comme le rappelle Philippe Vergnes dans Manipulation et Perversion Narcissique, le pervers narcissique cherche ainsi à se libérer de ce qui pourrait être source de folie en injectant cette folie chez autrui. Conséquence : tel un réflexe assurant sa survie mentale, l’enfant – mais aussi de manière générale toute potentielle victime – va se construire une représentation biaisée de ce qu’est un bon parent, une bonne personne, intériorisant le “mauvais” comme étant le “bien”.
Une dualité psychique inversée en quelque sorte, qui lui va permettre de digérer et contenir sa douleur, tout en endossant la culpabilité de ses bourreaux qui, pour leur part, ne la ressentent pas forcément.
De ce fait, l’intellectualisation de cette situation inacceptable, son expression comme sa formulation avec des mots adéquates, est ce qui va finalement permettre à la victime de sortir de cette relation ultra-toxique. “Une personne aimante peut faire toute la différence”, souligne dans PsychologyToday Carrie Barron, auteure de The Creativity Cure, rappelant que le soutien d’une personne stable et bienveillante peut être source de résilience. Cela peut-être un médecin, un parent, un ami qui détecte une situation anormale et ainsi aider la victime à tirer la sonnette d’alarme.
Autre bonne nouvelle : lorsqu’elles entament le processus de rémission, les victimes de ces abus psychiques font généralement preuve de progrès rapides et encourageants, révélant des ressources intérieures parfois enfouies et méconnues. Preuve qu’on est toujours un peu plus fort(e)s qu’on le croit.
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