La sagesse vient avec les années et l’amiral sort un recueil de souvenirs et d’émotions. Olivier de Kersauson nous a reçus dans le repaire de ses ancêtres, près de Brest.

Ce soir, le ciel déversera sur Brest tout ce qu’il a amassé de pluie au-dessus de l’Atlantique Nord. Au Conquet, pour l’instant, l’horizon reste large. Molène et Ouessant n’ont pas encore sombré dans la brouillasse et la marée montante s’en prend doucettement aux vasières de la ria et aux squelettes d’arbres massacrés par les tempêtes de ces dernières années. Toujours enracinés, comme farouchement déterminés à défendre les secrets du marin qui revient périodiquement se ressourcer derrière leurs troncs blanchis : Olivier de Kersauson, alias « l’Amiral », « le demi-dieu de l’océan », « l’abominable homme des mers » et autres sobriquets dont on ne saura jamais s’il les revendique, s’en contrefout ou en ricane sous cape.

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Ou alors, comme tous les grands navigateurs, l’homme s’est depuis longtemps replié dans son île intérieure. Aujourd’hui, il n’y fait pas très beau. Une semaine après avoir débarqué dans le vieux repaire de ses ancêtres – des chevaliers virtuoses de l’estoc et des coureurs des mers dont il a retrouvé les portraits dans son grenier, enfouis sous un fatras d’archives encore inexplorées –, il n’a toujours pas récupéré ses douze heures de décalage horaire avec la Polynésie. Face de pierre, mâchoires cadenassées, museau renfrogné. Et pas question de quitter cette cuisine dont l’archaïque cheminée lui réchauffe l’échine. Va-t-il parler ? Quelques longs silences, un café siroté en paix et, contre toute attente, il est prêt à découvrir ses fêlures.

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Oui, il vit le plus souvent replié dans son île intérieure mais il ignore tout de sa géographie. Ses contours sont flous, incertains, mouvants. Lui-même s’y perd mais c’est comme ça et c’est la vie, rien à comprendre, rien à expliquer, sauf que c’est la sienne, de vie, faite de pièces et de morceaux. Des partances hasardeuses, des navigations jalonnées de tourmentes et de moments de grâce inouïs, ce fut selon, minutes fuyantes où le monde lui sourit avant de lui expédier, chien comme pas permis, la grimace de la mort. Aucune logique là-dedans, lâche-t-il, un brin désabusé, rien que du vrac. D’où le titre délibérément foutraque et provocateur de son dernier livre : « De l’urgent, du presque rien et du rien du tout ». Un texte sans autre ordre que l’alphabétique, fait d’éclats de mémoire et de bouts d’expérience qu’il a recueillis à ses moments perdus sur la plage des souvenirs.

L’enfance innocente et perplexe y côtoie l’abord raboteux de la vieillesse, la formule à l’emporte-pièce, loufoque ou misogyne, copine sans se gêner avec de tendres échappées méditatives. Bravache, il assume le décousu de sa pensée : « Je ne suis ni écrivain ni philosophe. Je me borne à formuler d’autres propositions pour occuper le temps de la vie. Je livre avec ce bouquin ma compréhension limitée du monde. Mais je le fais avec joie. Je ne vais pas dégueuler mes choix sur mes contemporains. Je ne suis pas non plus gestionnaire de leur cerveau. Et je me fous de l’image que je donne. Je suis étanche au monde du dehors, foncièrement misanthrope, et ça fait très longtemps que j’ai fermé les écoutilles. A 10 ans, je n’ai pas ouvert la bouche pendant un an. Je n’ai jamais parlé aux gens en premier. Simplement, si on me parle, je réponds. »

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Je n’ai pas écrit ce livre sous l’effet de la détresse. Je l’ai rédigé, je l’ai lancé et à Dieu vat !

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C’est aussi l’année de ses 10 ans, ajoute-t-il, qu’il a découvert la fugacité du temps. Prise de conscience tragique. Mais plus cabochard que le plus cabochard des Bretons, il ne l’admettra pas pour un empire : « Ce jour-là, je me suis juré de jouir de la vie à fond. Surtout pas dans le monde terrien qu’on me proposait ! En mer, pour être libre. Et voilà, je l’ai fait. »

L’objection s’impose : à 75 ans, alors, pourquoi ce livre, cette fracassante promo, télés, radios, journaux ? Et si on écrit, c’est tout de même qu’on s’adresse à quelqu’un, non ? Ou alors ce bouquin est une bouteille à la mer ? Ça, l’idée de la bouteille, ça le branche, le vieux pirate. Fini, la face de menhir, il se fait aussi flexible qu’un buisson d’algues de la mer d’Iroise, étire un sourire filou et laisse tomber, l’œil qui frise : « Je suis d’accord. Sauf que je n’ai pas écrit ce livre sous l’effet de la détresse. Je l’ai rédigé, je l’ai lancé et à Dieu vat ! Je lui ai donné le même destin improbable qu’à ma propre vie. Mais le rivage où cette bouteille va atterrir ne m’intéresse pas. »

Il se moquerait donc d’avoir ou non des lecteurs ? Je n’y crois pas et je le lui dis. Il vire aussitôt de bord et prend le large en entonnant un nouvel éloge du repli, assorti cette fois d’un hymne à ce qu’il appelle « la bande-son du monde » : « Je suis un type qui regarde l’univers et vit à son écoute. J’adore l’aube, par exemple. Les formes, couleurs, bruits ont alors un relief extraordinaire et ça me rend jubilant. J’ai toujours été comme ça mais, avec l’âge, ça s’est aiguisé. Je me fais tout ouïe, je contemple et je me dis : “C’est beau, c’est bien. Pourquoi m’emmerder ?” Le temps passe si vite ! J’aime chaque nouveau matin, il n’est rien qu’à moi, c’est une joie, c’est magnifique. Le regret, le ressassement du passé ne m’intéressent pas. Quand je me souviens de la Bretagne que j’ai connue enfant, par exemple, superbe, intacte, et qui n’est plus, je pense : “Ça a été, point barre”, et je passe à autre chose. »

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L’idée de croire me plaît. Avec la foi, on a quelqu’un à remercier chaque soir

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La météo de son île intérieure est décidément imprévisible. Il se tourne maintenant vers la fenêtre de la cuisine, se fait à nouveau pierreux, fixe dans son jardin un point invisible et laisse tomber, comprenne qui pourra : « Quand tu vieillis, ce monde ne t’appartient plus. Tu es dans la faiblesse. Alors tu as besoin de l’abri de l’autre. » « L’autre », facile à deviner, c’est Sandra, la belle Polynésienne qu’il a épousée après la disparition de sa première femme. Nouvelle minute de silence. Le temps de reprendre souffle, ou courage ? En tout cas, il ne soupire ni ne geint. Il se contente de lâcher, toujours aussi abrupt : « La vie qui t’abandonne, c’est le destin ; et ce qu’il y a après, pour moi, n’est ni une question ni une matière à réflexion. C’est mon lot, comme disait ma mère. » Comme de Gaulle, voit-il dans la vieillesse un naufrage et souhaite-t-il mourir en vieux capitaine, sur le pont, et debout ? « On ne contrôle rien là-dedans », rétorque-t-il du tac au tac. Puis il s’esclaffe : « Après, ils peuvent faire de moi du Canigou s’ils veulent, je m’en fous ! »

Et la vie dans l’au-delà, il s’en balance aussi ? Ses traits s’éclairent soudain d’une grâce quasi enfantine : « Non ! L’idée de croire me plaît. Avec la foi, on a quelqu’un à remercier chaque soir. Et je suis facilement content. Du moment que j’ai à peu près à bouffer et qu’il ne pleut pas au-dessus de moi, je considère que le reste, c’est du rab. » Il joint le geste à la parole, referme ses impressionnantes paluches sur une crêpe, la tartine méthodiquement d’un miel rare de Nouvelle-Zélande – « Tu prends ça le matin, t’es remonté à bloc pour la journée » –, la roule avec la même application qu’il ferlait naguère les voiles du « Pen Duick » sous l’œil sans pitié de Tabarly, la sectionne en tronçons millimétrés, allonge son mug de café d’une lampée de rhum et déguste le tout en expert du plaisir. Ça le ravigote, il parle maintenant sans s’interrompre : « J’aime vivre ici, sur mon tracteur, à remuer la terre. J’ai planté près de 5 000 arbres. La nuit, quand je ne dors pas, j’écoute les bruits. Les chats-huants, le vent dans les branches, les frôlements des bêtes, la mer, là-bas, qui me console de tout. J’ai organisé ma vie pour la voir. Et puis viens… »

Il ferme le ban et, toujours aussi imprévu, vire, façon « Grosses Têtes », à la déconnade tous azimuts

Il m’entraîne dans la pièce d’à côté. Entre des meubles anciens, les portraits de ses ancêtres et des maquettes géantes de ses voiliers, une table basse. S’y alignent quelques boîtes, un lourd compas de marine et une étrange boule noirâtre : une vieille noix de coco. Son père, confie-t-il, lui en fit cadeau la fameuse année de ses 10 ans où il cessa de parler. « Les objets, je n’y suis pas attaché. Je me fous de tout le reste, mais pas de cette noix de coco. Dans mon enfance, c’était très rare d’en trouver en Bretagne. Là-dedans, dès que mon père me l’a donnée, j’ai vu tout un monde. Des pirates, la mer, des aventures… »

Il s’arrête, comme s’il en avait trop dit. Ou tout dit, avec ce secret d’enfance. Il ferme le ban et, toujours aussi imprévu, vire, façon « Grosses Têtes », à la déconnade tous azimuts. Il me chambre, chahute, persifle, bouffonne, se lance dans un phénoménal numéro d’imitations. Autre façon de protéger l’île intérieure ? De dérober ses zones d’ombre, ses contradictions, son cœur serré, ses tendresses, ses nostalgies qu’il n’avouera jamais, et son pire ennemi, le temps fuyard ? Je ne cherche plus à savoir. A l’heure de le quitter, je choisis de le laisser s’évanouir sous la nuit qui vient tôt et les nuages, à l’horizon de Molène, gros de pluie.

« De l’urgent, du presque rien et du rien du tout », éd. du Cherche-Midi.

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