“Quand mon coloc se met à manger dans la même pièce que moi, j’ai souvent envie de le mettre en mode silencieux. Bouchons d’oreille, musique j’ai tout essayé et désormais je préfère quitter la pièce dans laquelle il mange car je peux devenir extrêmement désagréable sans trop savoir d’où ça vient”, explique Capucine1, 23 ans, étudiante en sciences politiques. Capucine n’est pas hypocondriaque. Elle est misophone.
Ce curieux trouble psychique – que l’on peut traduire littéralement par « haine du son » – est décrit par Othman Sentissi El Idrissi, psychiatre aux Hôpitaux Universitaires de Genève, comme “un état chronique caractérisé par l’aversion envers certains bruits et sons.” Encore méconnu et rarement diagnostiqué, il n’a été identifié qu’en 1997 par l’audiologiste américaine Marsha Johnson.
Pourtant, comme l’explique le psychiatre: « La misophonie est bien plus fréquente qu’on ne le croit et peut même avoir de lourdes répercussions psychiques et physiques”.
Du dégoût à l’anxiété, en passant par la colère, les bruits de bouche, les sons gutturaux ou nasaux, mais aussi les craies, les cliquetis de stylo ou les touches d’un clavier d’ordinateur peuvent déclencher des réactions épidermiques. “Vous n’êtes pas bizarre, ni différent”, rassure Othman Sentissi El Idrissi. “La misophonie est un trouble réel”, insiste-t-il.
« Quand on n’est pas misophone, il est impossible de comprendre ce qui peut provoquer de telles réactions », regrette Juliette1, 24 ans, en service civique dans le domaine culturel, qui vit “un enfer au quotidien”. Et pour cause, ce trouble est extrêmement compliqué à appréhender. Comme l’explique Philippe Barraqué2, musicothérapeute spécialiste de l’hyperacousie: “ elle est à la croisée de plusieurs disciplines scientifiques et médicales”.
“Elle touche aussi bien à l’audition, qu’à la neurologie, la psychologie et la psychiatrie”, précise ainsi Othman Sentissi El Idrissi.
La misophonie, un trouble qui remonte souvent à l’enfance
“Depuis toujours, toutes sortes de bruits de mastication, de reniflement, de raclement de gorge me mettent mal à l’aise. Plus jeune, à la maison, j’avais l’impression d’être un vrai tyran domestique. C’est devenu une private joke dans la famille”, s’amuse Martin1, 29 ans, commercial dans une agence de communication qui se reconnaît parfaitement dans le phénomène de misophonie.
Un ancrage dans l’enfance que partage également Juliette. « Je devais avoir 10 ou 11 ans et je ne supportais pas les bruits de mastication, de claquement de dents ou même de respiration qui m’entouraient. Ça me mettait hors de moi. Avec le temps, ça n’a fait qu’empirer”, se souvient-elle.
Philippe Barraqué le confirme : “la misophonie peut apparaître assez tôt et se développe au cours de l’enfance et de l’adolescence. Elle relève souvent d’une souffrance psychologique, voire d’un microtraumatisme dont les personnes n’ont pas toujours conscience”.
Mais ce phénomène pourrait aussi être lié à des problèmes de transmission neuronale. “Pour le moment, il ne s’agit que d’hypothèses”, précise Othman Sentissi El Idrissi. Il s’agirait d’un dysfonctionnement au niveau de la connexion entre le son et l’émotion : “Notre cerveau associe automatiquement certains sons à des émotions négatives”, explique le psychiatre.
Des symptômes qui régissent notre vie sociale
Le problème avec la misophonie, c’est qu’elle peut devenir une barrière dans notre vie sociale. Ainsi Martin par exemple, a de plus en plus de mal à dormir avec sa petite amie. « Je ne supporte plus l’entendre respirer en dormant. Ce n’est pas une raison pour redevenir célibataire, mais j’y pense, parfois”, confie-t-il, évasif.
Au bureau aussi, sa misophonie interfère dans ses relations : « Dans l’open space, j’ai un collègue qui a tendance à marteler les touches de son clavier. C’est insupportable. Ça réveille en moi une forme d’animosité qui me dépasse. Parfois j’ai presque des pulsions de violence à son égard », témoigne-t-il.
C’est pénible car je dois lutter constamment pour rester aimable.
Sophie1, 21 ans, étudiante en littérature, voue, elle, un véritable dégoût aux bruits de bouche. « Le reniflement et la mastication, m’écoeurent et me mettent mal à l’aise. J’ai la mâchoire qui se crispe et l’impression que mes dents se mettent à grincer », décrit-elle. Face à ces bruits, Juliette peut également devenir irritable.
« Intérieurement, je me mets à bouillir. J’ai du mal à me contrôler. Pourtant, je suis quelqu’un de très pacifique. C’est pénible car je dois lutter constamment pour rester aimable avec ces personnes qui m’insupportent contre leur gré ».
Des comportements qui pourraient être accentués par la pollution sonore de plus en plus présente dans notre quotidien. Philippe Barraqué parle même d’un “véritable phénomène de société qui traduit l’hyperactivité et les conséquences néfastes de l’utilisation intensive des technologies. »
Selon lui, les espaces de coworking et les open space ont engendré l’explosion des comportements névrotiques : « On a moins de moments pour soi, moins de repères », constate-t-il.
Une intolérance culpabilisatrice
“Lorsque je prends le petit-déjeuner avec ma sœur, je la harcèle pour qu’elle fasse le moins de bruit possible. Ce à quoi elle répond qu’il faut bien qu’elle mange. Cela donne lieu régulièrement à des disputes sans queue ni tête. Nous sommes impuissantes toutes les deux”, raconte Juliette. Un sentiment que partage Sophie : “on s’est toujours moqué de moi par rapport à ces blocages. Personne ne me prend au sérieux”. Martin, quant à lui, parle d’un syndrome Docteur Jeykill et Mister Hide. “Parfois, j’ai vraiment l’impression d’être une mauvaise personne. Pourtant je suis un bisounours dans la vie de tous les jours”.
Ces phobies stigmatisent plus qu’on ne le croit et peuvent être réellement handicapantes dans la vie personnelle et professionnelle.
Pour les spécialistes, il est important de considérer ces gênes sonores comme étant bien réelles. Même si on ne les comprend pas toujours. “Il n’est pas question de culpabiliser les personnes intolérantes aux sons”, explique Philippe Barraqué. “Leur souffrance psychologique est bien réelle et il ne faut pas la négliger », poursuit-il. Même constat pour Magali Getrey, musicothérapeuthe, pour qui ces phobies “stigmatisent les personnes plus qu’on ne le croit, génèrent surtout beaucoup de culpabilité et peuvent être réellement handicapantes dans la vie personnelle et professionnelle ». »Si elles ne sont pas traitées, ces intolérances peuvent même dégénérer en petites névroses qui nous isolent et nous désocialisent peu à peu”, rappelle-t-elle.
La misophonie, ça se soigne ?
Si le trouble n’est pas grave en soi, il peut prendre des proportions importantes. En conséquence, les misophones mettent généralement au point des techniques pour s’absoudre des bruits environnants.
« J’ai développé tout un panel de stratégies d’évitements. J’ai des boules quies en permanence sur moi », reconnaît Martin, qui avoue aussi s’inventer régulièrement des déjeuners professionnels pour pouvoir manger seul. Juliette de son côté ne jure que par ses écouteurs. “Au bureau, si ma collègue se met à grignoter à côté de moi, je lance la musique à fond”, explique-t-elle.
La fuite et la protection ne font qu’engendrer davantage de difficultés.
Mais ces stratégies toutes plus farfelues les unes que les autres ne sont pas des solutions sur le long terme. Comme le précise Philippe Barraqué, “la fuite et la protection ne font qu’engendrer davantage de difficultés”. Il faut se saisir du problème : “quelque part, on est tous un peu misophones. Mais quand le phénomène devient handicapant socialement et qu’on en souffre, il faut agir”, insiste Othman Sentissi El Idrissi.
Si les symptômes persistent, “pensez d’abord à consulter un ORL pour écarter les problèmes d’acouphènes ou d’hyperacousie”, préconise-t-il en rappelant qu’il n’existe pas de solution médicamenteuse, excepté si la misophonie est associée à une pathologie plus sévère.
A noter que la méditation, la relaxation et la pleine conscience peuvent également être salvatrices. Sauf si le petit bruit qui vous agace vous, est celui du bol tibétain.
1. Les prénoms ont été modifiés à la demande des témoins.
2. Philippe Barraqué, musicothérapeute spécialisé dans l’hyperacousie, à l’initiative du site stop acouphènes et auteur de l’ouvrage “Dites stop à vos acouphènes” paru aux éditions Guy Trédaniel en mars 2012.
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