Une paire d’escarpins sublimes, mais qui ne peuvent être portés qu’entre la sortie du taxi et la table du restaurant. Une robe parfaite à tous points de vue, sauf si vous avez l’intention de vous asseoir. La veste dont vous avez toujours rêvé, si tant est que vous n’ayez ni clés, ni téléphone à transporter.
Qu’est-ce qui explique que la mode féminine soit truffée de vêtements si inconfortables ?
Alors que les sacs à main microscopiques et les talons vertigineux s’arrachent plus que jamais, le manque de praticité du vestiaire féminin n’est pas une nouveauté.
Vêtement et inconfort, une question de sexe ?
Vous est-il déjà arrivé, au détour d’une session shopping, de vous interroger : pourquoi autant de pièces sont-elles si peu pratiques ou confortables ? De vous demander, en passant devant le rayon homme, pourquoi tout avait l’air beaucoup plus simple de l’autre côté de la barrière ? Vous faites bien.
Car si l’inconfort vestimentaire était à ses origines un signe distinctif des personnes bien nées, peu importe leur genre (la noblesse ne travaillant pas, la restriction des mouvements par le vêtement ne posait alors pas de problème), il semble être devenu, au fil des siècles, un mal spécifique à la gent féminine.
Comme l’explique Denis Bruna, conservateur-en-chef au département mode du Musée des Arts Décoratifs, « il y a eu un vrai tournant à la fin du 18ème siècle, précisément au moment où les femmes ont pris de plus en plus d’importance : elles tenaient salon, écrivaient, se lançaient dans les sciences et étaient par conséquent beaucoup plus visibles, ce qui n’a pas plu au pouvoir patriarcal et a fait que, progressivement, elles ont été enfermées dans la coquetterie.
Alors que le vêtement masculin est beaucoup plus sobre et moins contraignant au 19ème siècle, celui des femmes va le devenir. On va avoir un retour du corset, abandonné entre 1790 et 1820, des vêtements de plus en plus contraignants, et toutes sortes de dessous structurants qui devaient façonner une silhouette : les jupons de crin, les crinolines-cages, les tournures, les faux-culs, les poufs, qui engendrent tous une contrainte dans le corps. »
L’histoire du vêtement féminin, entre contrôle social et outil d’émancipation
Pour Alexandre Samson, cette contrainte peut être perçue comme « un reflet du contrôle de la société et donc de l’homme, sur l’autre qui est la femme ».
Conservateur des collections haute couture et mode contemporaine au Palais Galliera, il organisait en 2019 l’exposition Backside / Dos à la mode et faisait à cette occasion une découverte édifiante : presque tous les vêtements féminins se ferment dans le dos.
« J’ai remonté le temps pour savoir pourquoi, on n’en parlait jamais », explique-t-il à Marie Claire. « Mais je voyais des images, des tableaux, où les devants étaient tous nets, et dont les fermetures étaient donc soit latérales, soit dorsales. »
Le constat est sans appel : « en très grande majorité, la femme, en Occident et depuis le Moyen-Âge, a besoin de l’aide d’une tierce personne pour s’habiller, quelle que soit sa condition sociale. À titre de comparaison : je n’aurai jamais de vêtement que je ne puisse ouvrir ou fermer moi-même. Dans ce sens-là, il y a une idée d’indépendance. »
Idem pour les poches, dont la petite taille (ou l’absence) sur les vêtements féminins constitue aujourd’hui encore une entrave au déplacement. En 2019, l’historienne Ariane Fennetaux, Maîtresse de Conférences à l’Université Paris Cité, consacrait un livre à leur histoire, liée de près à celle de l’émancipation féminine : The Pocket: A Hidden History of Women’s Lives, 1660-1900 (publié chez Yale University Press).
Interrogée par Marie Claire, la chercheuse explique ainsi qu’à la différence des hommes, qui disposent à partir du 16ème siècle de poches cousues dans leurs vêtements, celles des femmes sont longtemps amovibles : « la majorité des poches féminines à partir du 17ème siècle sont détachées. Ce sont des accessoires distincts, mais destinés à fonctionner avec le reste des vêtements : soit une poche, soit une paire de poches, attachées à un lien noué autour de la taille, et dont l’accès se fait sur les côtés de la jupe. »
Pratiques, spacieuses, et utilisées par les femmes des classes populaires comme par les aristocrates jusqu’à la fin du 19ème, ces poches sont aussi un outil de libération : « La poche opère comme une sorte de laboratoire de la propriété féminine à une époque où les femmes n’ont pas toujours de droit légal à la propriété : ce qui se trouve dans la poche est reconnu comme appartenant à la femme. La poche crée un espace qui échappe au contrôle masculin, qui intrigue et inquiète, et nourrit tout un ensemble de fantasmes sur ce que les femmes pourraient y cacher. »
Féminisme et haute-couture : une mode de femmes, par les femmes et pour les femmes
Droit de vote, indépendance financière, accès à la propriété : les avancées de la lutte pour les droits des femmes qui jalonnent le 20ème siècle se sont-elles accompagnées d’une réflexion sur la praticité de leur garde-robe ?
Dans une certaine mesure, d’après Alexandre Samson. « Il y a eu la minijupe, qui a clairement été un signe de liberté puisqu’elle permettait de faire de plus grands pas. Il y a aussi eu le pantalon. Mais quand on voit toutes ces robes qui se ferment dans le dos, je me dis que ça n’est pas allé jusqu’au bout. »
La femme qui crée pour la femme ne part pas dans le fantasme. Il y a un pragmatisme dans la création du vêtement et une forme d’identification entre la créatrice et la cliente.
Pour le conservateur, l’identité du créateur n’est là pas sans importance : « la femme qui crée pour la femme ne part pas dans le fantasme. Il y a un pragmatisme dans la création du vêtement et une forme d’identification entre la créatrice et la cliente. Chez Madame Grès, il y a beaucoup de vêtements confortables, qui se ferment devant. Chez Gabrielle Chanel, il y a une grande légèreté des créations qui les rend très pratiques. »
… Tandis que Christian Dior aurait de son côté affirmé que les hommes avaient des poches pour garder des choses, et les femmes pour la décoration.
À ce propos, qu’est-il advenu de ces grandes poches amovibles qui avaient, d’après Ariane Fennetaux, réussi à établir une première forme d’indépendance féminine ?
« Elles s’accrochent pendant très longtemps, parce qu’elles remplissent une fonction importante, explique la chercheuse. Au moment où elles ne sont plus la norme, mais que les poches cousues n’ont pas encore trouvé leur place dans le vêtement féminin (trop petites, peu pratiques, au mauvais endroit), les Suffragettes revendiquent elles le droit de vote des femmes. Il y a d’ailleurs une rencontre du discours suffragiste et d’un discours pro-poches qui commence à arriver à ce moment-là, et qui regrette le fait que les femmes n’aient pas de poches réellement fonctionnelles. »
Un siècle plus tard, le problème n’est, semble-t-il, toujours pas réglé.
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