Comme claveciniste, elle a fait ses classes auprès de William Christie aux Arts Florissants, adoubement baroque des plus prisés. Galons confirmés auprès de Daniel Harding et de Claudio Abbado avant que Simon Rattle ne la persuade de devenir à son tour cheffe d’orchestre. Excusez du peu. Et elle sera appelée à diriger les plus prestigieuses phalanges modernes, telles le Berliner Philharmoniker ou le Wiener Staatsoper.
Mais c’est le 20e anniversaire de son propre ensemble, le Concert d’Astrée, qu’Emmanuelle Haïm célèbre aujourd’hui, et avec lui la fidélité à un répertoire, aux instrumentistes, et aux chanteurs qui sont venus nombreux nourrir ses productions. Le programme des festivités, étendu sur plusieurs mois, en est l’illustration. Commencé à Lille (où l’ensemble est en résidence) avec Idoménée d’André Campra, poursuivi avec Didon et Enée de Henry Purcell, et un « gala des 20 ans » à Berlin et au Théâtre des Champs-Elysées, il se conclut dans ce même opéra parisien avec une nouvelle production du Cosi Fan Tutte de Mozart mise en scène par Laurent Pelly qui démarre mercredi 9 mars. Un CD des 20 ans Une fête baroque, vol.2 (Erato) viendra couronner l’ensemble en avril. Nous avons rencontré Emmanuelle Haïm pour évoquer longuement avec elle cet anniversaire.
Franceinfo Culture : Lors du gala des vingt ans, la joie affichée autant par les chanteurs stars que par les musiciens de l’orchestre était frappante…
Emmanuelle Haïm : Ça, sans aucun doute ! C’est sûr, la musique c’est une célébration. Et on le perçoit d’autant plus quand on a été privé justement de cette chose « communautaire ». Parce que célébrer entre nous c’est sympa, mais célébrer avec les autres, avec le public donc, c’est encore mieux. On a besoin de cet aller-retour avec les spectateurs. Et donc oui, au gala, les musiciens de l’orchestre, les chanteurs du chœur et nos invités sont vraiment venus dans cet esprit-là de partage.
Des invités à l’image de ce qu’a été votre ensemble pendant vingt ans. Parmi les chanteurs, on a pu écouter – chose assez exceptionnelle – l’une de vos complices de toujours, Natalie Dessay…
Oui, parce que Natalie a décidé de mettre la pédale douce sur le chant, bien qu’elle chante toujours. Natalie est une bonne copine et elle est de toutes les causes. Elle a accepté en juin dernier un concert pour aider la création de la fondation du Concert d’Astrée. Là c’était joyeux, le public était content de la retrouver. Comme il était content de découvrir des chanteurs moins connus comme Anicio Zorzi Giustiniani, jeune ténor que je trouve merveilleux, ou Carlo Vistoli ou Michael Timonchenko, jeune baryton basse russe également merveilleux.
L’idée était de mélanger les générations, avec des chanteurs comme Rolando Villazon ou Emöke Barat, qui sont avec nous depuis de nombreuses années, et ceux qui ont fait des projets plus récents, ou n’ont pas eu du tout de projet (rires) parce qu’il y a eu tellement d’annulations à cause du covid !
Revenons au Concert d’Astrée : comment évolue un ensemble en vingt ans ?
Il y a plusieurs choses, il y a la partie musicale, mais il y a aussi une partie un peu entrepreneuriale, qu’on ne mesure pas au démarrage d’un ensemble. A la naissance du Concert d’Astrée, je ne la mesurais certainement pas, je pensais uniquement musique. Je dirais qu’il y avait de ma part à la fois la fougue, l’enthousiasme et aussi le manque de réalisme. Mais celui-ci nous a permis de faire énormément de choses, parce que si on avait vraiment mesuré les risques, on n’aurait rien fait du tout. D’ailleurs on nous le disait : faites-en moins. Mais non, pourquoi on en ferait moins ? Ce n’est pas l’idée !
Et aujourd’hui, avez-vous évolué à ce niveau-là ?
Non, on est tout pareil… On n’a rien appris (rires).
Mais vous montez vos projets avec davantage d’assurance…
Peut-être, mais disons que je suis quelqu’un de très obstiné, nonobstant les difficultés. Parce qu’elles sont existantes, c’est peut-être ça qui me trouble un peu : au bout de vingt ans, j’aurais cru que les difficultés seraient moins grandes. En fait non. Au-delà de ce moment particulier de la pandémie, qui fragilise tout le monde dans la culture, on n’est pas au Concert d’Astrée dans une institution qui est tellement soutenue. En réalité, on joue au poker toute la journée. Mais bon, on se lance quand-même dans des projets qui nous tiennent à cœur avec foi.
Parlons de musique. D’où vient votre lien viscéral au baroque ?
Il y a plusieurs raisons, la première est liée à mon instrument, le clavecin. Enfant, j’ai fait du piano, puis de l’orgue, et mes premiers professeurs – entre autres ma tante – m’ont beaucoup fait jouer Bach : tout le temps, tout le long de mon apprentissage. Je dirais que Bach a été vraiment la porte d’entrée. Et après, quand je suis entrée au conservatoire dans les classes d’écriture avec le fantastique Jean-Claude Reynaud, qui vient de disparaître, on avait créé un groupe (il s’appelait BWV) avec lequel on ne faisait que des cantates de Bach. On se rassemblait, étudiants et professeurs – ce qui est assez inhabituel – de façon très informelle tous les dimanches, rien que pour le plaisir : on était alternativement au clavecin, dans le chœur, ou… à la cuisine. Naturellement, je suis arrivée au clavecin et évidemment l’instrument m’a ouvert les portes d’un répertoire.
Et vous êtes restée attachée au baroque…
Au début, je connaissais mal le baroque français ou le baroque italien des premières heures qui demande des connaissances dans des domaines très différents, dans la langue, la poésie… C’est absolument infini, les domaines de compétence qu’il faudrait avoir. Il y a des gens qui passent leur vie sur l’Italie entre 1630 et 1650 ! Donc quand on dit « le baroque », c’est gigantesque. Dans le baroque français par exemple, vous connaissez le haut de l’iceberg et puis il y a tout le reste, donc ça demande du temps. Et plus on creuse et plus c’est intéressant, plus vous découvrez de choses et plus c’est passionnant.
Ce répertoire, vous le défendez réellement avec le Concert d’Astrée…
Evidemment, j’aime également beaucoup la musique plus tardive, la première moitié du 20e siècle, mais aussi la musique romantique… Certains metteurs
en scène trouvent que l’accès par exemple à des opéras romantiques serait plus facile, et le public parfois peut penser ça. Et moi je pense le contraire. Je ne pense pas que ce répertoire soit particulièrement élitiste ou particulièrement spécialisé, il y a à mon sens une accessibilité qui est grande. Et je trouve important de défendre ça. Moi ça me parle très directement, et ça me ferait plaisir que les autres voient cette beauté qui me semble évidente.
Comment a changé votre direction en vingt ans ?
Lors d’un des premiers opéras que j’ai dirigés, au festival de Glyndebourne, je me suis dit : Haendel dirigeait depuis le clavecin, donc ce serait un contre-sens de le faire autrement. Et si c’est faisable comme ça, c’est que la musique le demande comme ça. D’ailleurs, si on regarde les fosses ramistes (de Jean-Philippe Rameau, NDLR), le chef dirige d’une autre façon : il dirige son plateau et l’orchestre suit le plateau, c’est une autre pensée, il est vraiment un vecteur, « conductor » comme on dit en anglais.
Qu’en pensez-vous finalement aujourd’hui ?
Bien entendu, la direction d’orchestre a évolué entre Monteverdi, Mozart et Bruckner, il faut en tenir compte. On n’est pas dans la reconstitution dans le formol parce qu’on vit aujourd’hui. Il y a des propositions scéniques par exemple qui font un lien avec les gens, avec le public, avec les problématiques d’aujourd’hui, qui nécessitent parfois une adaptation. En tout cas, si on parle de répertoire vocal, c’est un répertoire où l’orchestre et les chanteurs ne doivent pas être séparés. L’orchestre n’est pas un tapis sonore sur lequel surfent les chanteurs, pas du tout. Je pense à une des pièces des airs de la Beauté (dans Il trionfo del tempo e del disinganno de Haendel), que nous avons joué du gala : le violon solo est très en lien avec le chanteur. Si les deux ne s’entendent pas, ce n’est tout simplement pas faisable. Donc il y a parfois une notion de musique de chambre très agrandie, dirons-nous.
Et entre vous et l’orchestre ? Le grand Abbado, avec lequel vous avez travaillé, faisait sienne cette expression allemande : « zusammen musikieren », « faire de la musique ensemble ». Comment vous situez-vous par rapport à ça ?
C’est vraiment très collaboratif. Parce qu’il y a des gens qui sont là depuis le début dans l’orchestre, il y a des gens qui sont restés une dizaine d’années et puis ont eu des projets différents…. Avec ces musiciens, ce sont de longs moments passés ensemble, c’est main dans la main, on lit les ouvrages ensemble, on réfléchit au coup d’archet ensemble, par exemple. Parce qu’on ne saurait mieux connaître l’instrument à cordes qu’avec un instrumentiste à cordes (rires). Mais on peut dire la même chose de certains instruments particuliers comme le « lirone » (appelé aussi « lira da gamba »), au sein du continuo (ensemble d’instruments de la basse continue dans la musique baroque, NDLR). Plus largement, quand on a une réflexion sur le continuo, on a besoin que la parole soit assez libre parce que c’est un groupe improvisant auquel il faut laisser une certaine créativité. On est alors plutôt un guide dans une improvisation collective. Autre exemple : avec mon percussionniste qui est là depuis plus de quinze ans. Là aussi, rien n’est écrit. Donc on a besoin d’un échange, de laisser ouvertes les propositions, d’interroger ensemble la partition. Le baroque est un domaine musical où la chose écrite n’est pas si importante, donc nécessairement c’est ensemble que cela se travaille. Et donc voilà, au bout d’un moment passé avec ces musiciens, c’est une famille qui s’est créée. On est très en confiance. Plus cette collaboration est longue et plus elle est riche et intéressante.
« Così fan tutte » de Mozart au Théâtre des Champs-Elysées, du 9 au 20 mars. Direction : Emmanuelle Haïm. Mise en scène : Laurent Pelly
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