Popularisée par de nombreux artistes, de Papa Wemba à Solange Knowles en passant par Maître Gims, la S.A.P.E fait la fierté des deux Congo depuis des décennies. Retour sur l’histoire de ce mouvement mythique.
S.A.P.E. Quatre lettres majuscules qui rappelleront à certains Maître Gims et son titre Sapés comme jamais primé au Victoires de la Musique 2016. Pour d’autres, plus au fait, elles renverront tout de suite à une joyeuse bande de jeunes gens paradant dans les rues du Congo-Brazzaville et de la République Démocratique du Congo, vêtus de pièces luxueuses. En s’intéressant de plus près à ce phénomène culturel, on découvre un mouvement d’une grande complexité, traversé par des enjeux socio-économiques, politiques et culturels singuliers.
Une richesse mise en lumière par le romancier et essayiste franco-congolais Alain Mabanckou : “Si d’aucun perçoivent la S.A.P.E comme un simple mouvement de jeunes congolais qui s’habillent avec un luxe ostentatoire, il n’en reste pas moins qu’elle va au-delà d’une extravagance gratuite. Elle est d’après les sapeurs une esthétique corporelle, une autre manière de concevoir le monde – et dans une certaine mesure, la revendication sociale d’une jeunesse en quête de repère.«
Aux origines du mouvement : l’habit fait le moine
D’un interlocuteur à l’autre, l’origine du mouvement n’est cependant jamais tout à fait la même. “La sape à l’origine, c‘est un mouvement contestataire”, clame Annick Bertin dit « Le General Firenze », sapeur brazzavillois et instigateur du « Ministère de la S.A.P.E », plateforme en ligne sur laquelle les sapeurs du monde entier peuvent trouver de la documentation et échanger sur l’organisation. Pour ce membre des premières heures, le mouvement serait né pendant l’époque coloniale, de l’action d’André Matswa. En 1926, cet homme politique congolais fonde à Paris l’Amicale des originaires de l’Afrique équatoriale française, un mouvement d’intellectuels portés par des idéaux indépendantistes.
Pendant ce temps-là, au Congo, des groupes d’opposition s’insurgent contre la politique menée par les colons. Mais le poids de la domination est trop lourd et le dialogue avec les Français parait impossible. Alors pour les aider, ces jeunes opposants décident de faire appel à cet homme, exilé en métropole depuis plusieurs années. A son arrivée, le miracle se produit. André Matswa parvient à négocier avec les colons. Pour la population, le secret de ce frondeur est tout trouvé : il réside dans son élégance naturelle, dans son allure de dandy parisien qu’ils finiront tous par adopter. Pour eux, le vêtement va devenir une arme politique, un moyen subtil de renverser le rapport de force.
Mais pour Sylvie Ayimpam et Léon Tsambu, le mouvement aurait des précédents. Pour cette chercheuse en sciences politiques et ce sociologue rattaché aux centres d’études africaines des Universités de Kinshasa et du Michigan, on constate dès la fin du XIXème siècle chez les domestiques des familles européennes, un attrait particulier pour le vêtement. En adoptant le vestiaire de leurs maîtres, les « boys » des grandes maisons pouvaient étaler leur richesse, se créer une situation, une identité dans cette Afrique dépossédée. Pas de date de naissance précise donc. Mais ce dont nous sommes sûrs, c’est de l’influence de ce courant naissant sur la jeunesse congolaise.
Pendant les indépendances (dans le courant des années 50-60), le mouvement connaît une belle ascension. Les matswanismes d’hier se font dorénavant appeler les « wengueurs » (bien habillé, en langue Congo) et vont avoir à cœur de transmettre ces valeurs à leurs progénitures. Une génération qui va dès la fin des années 70 faire le pari de l’immigration en Europe.
Paris, capitale de la S.A.P.E
Paris, années 80. De plus en plus d’étudiants congolais atterrissent dans la Ville Lumière. Pour établir le contact avec une jeunesse parisienne un peu farouche et pas forcément toujours accueillante, ces nouveaux arrivants vont investir les clubs de la capitale. “Quand les jeunes Congolais sont arrivés en France, c’était difficile pour eux de s’introduire dans un pays qui n’avait pas les mêmes codes. Les jeunes se sont donc dit que la meilleure façon de s’intégrer, c’était de continuer à bien s’habiller. Que ça serait peut-être plus simple de se faire des relations de cette façon. Et du coup, on a pris d’assaut des boîtes”, explique Higgin’s Mangata Mansangu, réalisateur du documentaire Sapolémique*. Le Rex Club devient alors leur refuge, un lieu où ils peuvent laisser libre court à leurs envies, faire de nouvelles connaissances et surtout exposer aux yeux du monde, à chaque soirée, leurs nouvelles acquisitions.
“Djo Balard a été l’un des premiers à ramener ses compatriotes et ses collègues au Rex et progressivement, c’est devenu le lieu où on pouvait aller s’éclater, faire des connaissances. Même s’il n’est pas le seul à avoir porté ce mouvement en France, c’est lui qui va lui donner son nom. Il va s’inspirer d’une boutique du quartier de Bacongo à Brazzaville, la Saperie, pour poser les fondements de la Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes”, rétorque le réalisateur.
Petit à petit, c’est toute la communauté « arty » parisienne qui va vouloir prendre part à ces soirées, prenant les contours, au fil des heures, de véritables shows haute couture.“C’est lors de ces soirées que les jeunesses congolaise et française vont commencer à se côtoyer. Mais aussi d’autres étudiants du Continent. Au fur et à mesure, des personnalités du monde de la mode comme Christian Louboutin ou encore Jean Paul Gaultier vont commencer à fréquenter nos soirées”. La S.A.P.E est alors à son apogée.
La S.A.P.E, un mouvement contestataire ?
Au Congo, c’est une autre paire de manches qui se joue. Les autorités perçoivent les sapeurs comme des agitateurs, des rebelles éloignant la jeunesse du droit chemin. “Les sapeurs ont toujours été mal vu par les autorités. A l’époque quand nous revenions au pays, nous étions considérés comme des voyous, la police faisait même des rondes pour aller à la recherche de parisiens. […] En fait, ils avaient peur de nous, car nous disions la vérité. A l’époque, la jeunesse congolaise était endoctrinée. La seule chose que nous avions, c’était nos vêtements pour nous rebeller, comme nos aïeux face au colon.” poursuit Higgin’s Mangata. Au point où le gouvernement de la République Démocratique du Congo, dirigé par Mobutu (de 1965 à 1997) va imposer à la jeunesse le port de l’uniforme, l’abacos, jusqu’en 1991.
Aujourd’hui, les sapeurs veulent réanimer cette portée contestataire, en berne depuis l’essor d’un courant connexe, la sapologie déplorent certains d’entre eux. Cette nouvelle génération de sapeurs tenterait, par la mise en place de commandements, d’ériger le courant au rang de véritable religion. « Je vais m’engager dans le combat politique, car la S.A.P.E à l’origine, c’est un mouvement contestataire que les nouvelles générations, à travers la sapologie, sont en train de bafouer. Ils ne sont plus dans le combat, ils sont dans la méprise. (…) Nous les sapeurs, il faut qu’on s’engage dans le développement du Congo. Notre idée, c’est avant tout de créer une économie autour de la sape mais aussi de prendre part au débat politique. Nous sommes un mouvement pacifiste, nous avons le pouvoir d’apaiser la situation politique de notre pays, rythmé depuis des décennies par la violence« , explique Annick Bertin avec véhémence.
Une idée partagée par Arlene Peleka, entrepreneuse parisienne de 41 ans, co-fondatrice avec Kinouani Malone de la marque Kinpro Rosco et fille de sapeurs. « Nous avons la capacité à travers ce mouvement de faire bouger les choses. D’insuffler une nouvelle dynamique économique au pays. Quand j’étais petite, le Congo n’était pas ce qu’il est aujourd’hui. Il y avait des infrastructures, des hôpitaux, la poste… Aujourd’hui quand j’y retourne, il manque de tout. Certains enfants ne vont même pas à l’école. C’est à notre génération de prendre les choses en main. »
© Alessandro Chiarini
Les sapeuses, figures de l’émancipation
Une charge politique d’autant plus perceptible lorsque l’on rencontre les femmes de ce courant. Moins nombreuses, et plus difficile d’accès, les sapeuses comptent bien avoir voix au chapitre. Ce qui fascine chez elles, c’est qu’elles tentent un peu à la manière des matwanismes, d’inverser le poids de la domination, dans une société congolaise patriarcale et instable sur le plan socio-économique.
A Kinshasa, elles sont de plus en plus actives. Elles sillonnent les rues, habillées de costumes masculins pour défier les hommes. “Les femmes qui intègrent le mouvement, moi, je les considère comme des playgirls, comme il y a des playboys. Ce sont des femmes qui portent des chaussures de luxe, qui s’habillent comme les hommes. Ce qu’elles veulent revendiquer, c’est qu’elles sont leurs égales dans ce mouvement macho”, soutient le « General Firenze ».
Pour autant, elles n’arborent pas systématiquement le costume masculin et ne sont pas toujours dans la revendication. « Les premières sapeuses étaient des femmes de sapeurs. Elles n’avaient donc pas beaucoup de choix. Elles récupéraient les nouvelles acquisitions de leurs maris et se coupaient les cheveux. Certaines ont gardé ce style, à la « garçonnette » comme on l’appelait à l’époque. Mais aujourd’hui, c’est loin d’être une obligation de se brimer en homme. Le style, c’est toi qui le définit. La S.A.P.E, c’est aussi se sentir bien avec ses vêtements car c’est lui qui va définir ton identité », rétorque Arlène Peleka.
Et c’est peut-être ce qu’il faut garder à l’esprit de ce courant. La S.A.P.E, plus qu’un mouvement esthétique, est une manière pour cette communauté de mettre en avant son identité, de dépasser les disparités sociales, culturelles, économiques et même de genre. De braver le regard de l’autre tout en se réinventant.
*Sapolémique, Higgin’s Mangata Mansangu, 52min
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