Louise Erdrich est l’une des grandes voix de la littérature américaine et celle, en particulier, des indiens Chippewas. Son nouveau roman, Celui qui veille, prix Pulitzer 2021, rend hommage à son grand-père, qui a sauvé la terre de ses ancêtres.

Avec Celui qui veille, couronné par le prix Pulitzer, la grande romancière qu’est Louise Erdrich décrit deux quêtes. Celle de Thomas Wazhashk, veilleur de nuit dans une usine de pierres d’horlogerie du Dakota du Nord, qui, en cette année 1953, décide de mobiliser sa communauté pour s’opposer à une loi supposée «émanciper» les Indiens alors qu’elle va en fait les dépouiller de leurs droits. Et celle de la flamboyante Patrice Paranteau, employée de l’usine, qui cherche à retrouver sa sœur disparue à Minneapolis, où elle s’était installée… Faisant comme toujours montre d’un sens du détail et d’une puissance d’évocation hors du commun, l’auteure célébrée de La Rose et de Dans le silence du vent rend dans le même temps un émouvant hommage à son grand-père.

Madame Figaro. – Pour la première fois, vous vous êtes inspirée d’un membre de votre famille pour écrire. Qu’est-ce qui vous y a poussée ?
Louise Erdrich.
– Cela fait des années que je possède des lettres de mon grand-père – j’ai reçu en cadeau celles écrites l’année de ma naissance, en 1954. Il écrivait merveilleusement : ses lettres sont très belles, pleines d’humour, et se lisent comme un roman. Ce qui en ressort, c’est sa décence et son engagement envers sa famille et son peuple. Cela a d’ailleurs posé problème pour le personnage qu’il a inspiré : c’est très difficile d’écrire sur quelqu’un de bien… Son caractère a influencé le ton du livre, qui est plus apaisé et comporte moins de mélodrame que d’autres romans que j’ai écrits. Toujours est-il que j’ai eu l’idée de lire ces lettres à la lumière de l’histoire américaine, avec ce projet de loi voulant la termination (une forme d’assimilation forcée, NDLR) des tribus indiennes d’Amérique.

Pourriez-vous en dire plus sur cette termination ?
Mon grand-père était le chef de la tribu à cette époque où il s’agissait de monter une sorte de défense et de se rendre à Washington afin de convaincre le Congrès de ne pas adopter ce projet de loi. C’était une nouvelle étape dans les efforts du gouvernement américain pour dépouiller les Indiens de la propriété des terres, ainsi que de leur relation avec la terre. On déclarait nuls et non avenus les traités conclus avec les Indiens – des traités qui constituent le fondement juridique de la relation entre le gouvernement américain et les nations tribales. Ces traités, inscrits dans la constitution, contiennent tous l’expression «tant que l’herbe pousse et que les rivières coulent». La termination aurait signifié que le gouvernement n’avait pas à respecter ses obligations conventionnelles, qui incluaient l’éducation et les soins de santé, et que les Indiens d’Amérique disparaissaient en tant qu’entités.

L’autre personnage principal du livre est imaginaire. D’où vient Patrice ?
Patrice est mon nom de confirmation. Peut-être me ressemble-t-elle un peu ? C’est le genre de femme qui fait les choses à la perfection quand elle est furieuse… Elle part sur les traces de sa sœur, Vera, parce que cette dernière a pris part à un autre programme lié à la termination, qui portait le nom de «réinstallation» et avait été conçu pour faire sortir les Indiens des réserves en les incitant à emménager en ville. Au lieu d’investir de l’argent dans les infrastructures des réserves, le gouvernement a décidé d’en expulser les gens afin de récupérer ces précieux territoires…

La terrible histoire de Vera était-elle une façon d’évoquer les violences contre les femmes indiennes, restées si longtemps impunies ?
Oui, je l’ai incluse parce qu’elle est à la fois ancienne et contemporaine. La traite dont elle est victime ne diffère pas tant que cela de ce qui se passe aujourd’hui. Beaucoup de femmes indigènes continuent de disparaître, et la plupart des viols, des enlèvements et des meurtres de femmes indigènes ne sont pas élucidés. C’est pour moi une question capitale. Les statistiques, aussi effroyables soient-elles, sous-représentent la violence, car beaucoup d’agressions ne sont pas signalées. On en parle davantage, mais il faut aller plus loin. J’ai voulu rappeler les soutènements historiques, en racontant que ces violences s’étaient en partie produites du fait de cette réinstallation, qui a provoqué un afflux de femmes indiennes dans les villes.

En vidéo, les chiffres des violences faites aux femmes

Avez-vous écrit Celui qui veille pour garder la mémoire des actions de votre grand-père ?
Beaucoup de gens ont oublié le rôle qu’il a joué et ne pensent pas à la termination, tout simplement parce qu’elle n’a pas eu lieu. Dans les tribus qui en ont été victimes, cela a été dévastateur et cela l’aurait été pour nous. Je ne serais pas ici en tant que membre des Chippewas de Turtle Mountain s’il n’avait pas tenu tête au Congrès… Il a été un héros méconnu, qui a fait d’énormes sacrifices pour les siens. Il écrivait ces lettres à mes parents quand il travaillait comme veilleur de nuit, et la journée il se battait contre la termination tout en nourrissant sa famille grâce à la culture d’un jardin extraordinaire, qui figure dans tous les rapports agricoles sur la réserve de l’époque. C’était là aussi une sacrée réussite pour quelqu’un pour qui passer à l’agriculture constituait un changement radical de mode de vie – il faut imaginer que son père avait participé à la dernière chasse au bison !

Votre roman nous fait parfois traverser la frontière entre le monde des vivants et celui des morts, et toucher du doigt des phénomènes surnaturels…
J’écris sur ce que je sais, qui est qu’il y a souvent une distance très réduite entre les vivants et les morts. Ce n’est pas du réalisme magique, mais simplement mon expérience de la vie. La mort est mystérieuse et définitive, mais tout le monde a ses fantômes, ses souvenirs, ses rêves, ses interprétations secrètes. J’écris sur cette réalité de l’entre-deux. Si vous réunissez un groupe de personnes et que vous leur demandez si un de leurs rêves s’est réalisé, ou s’ils ont eu une expérience où ils ont pensé avoir eu affaire à une présence surnaturelle, vous recueilleriez beaucoup d’histoires. Dans le roman, beaucoup croient que le visage déformé de Bucky, un homme qui a agressé Patrice, est dû à un mauvais sort jeté par la mère de cette dernière. Mais il a peut-être tout simplement une paralysie faciale… Chaque «phénomène» que je raconte doit pouvoir avoir une autre explication, c’est pour moi une règle intangible. Il nous arrive tant de choses que nous expliquons aussitôt : je me contente de ne pas expliquer immédiatement tout ce qui se passe…

«Celui qui veille», de Louise Erdrich, traduit par Sarah Gurcel, Éditions Albin Michel, 560 p., 24 €.

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